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la volonté. Il arrivait à Moscou, son but fabuleux ; il s’arrêta sur la Poklonnaïa gora, la montagne d’où l’on salue la ville sainte. Ayant à ses pieds sa conquête splendide et sa redoutable erreur, les bras croisés, il regardait ce tableau.

Un premier plan de terre noire sur lequel des arbres, des cabanes, des chapelles sont épars, et là, — telle une ferme massive dans la plaine de Beauce, — le monastère du Dêvitchié pple, entouré d’un mur et flanqué de tours bizarres, assemblage si complexe de clochers historiés et lourds, de dômes de métal et de couleur, que cette enceinte militaire semble utilement construite pour soutenir ce bric-à-brac religieux et que, si l’on faisait brèche dans le rempart, tout croulerait, tout se répandrait au dehors. Puis sans limite sensible, la ville immense, indéterminée, commence, s’allonge sur toute la largeur du tableau, se mêle de droite et de gauche à de vagues bois, monte au nord, dépasse l’horizon, et n’achève que dans le ciel l’épanouissement nombreux de ses flèches et de ses croix. Sur cet ensemble, moins de couleurs que l’œil en attendait, prévenu par tant de descriptions d’un spectacle si vanté ; l’impression première, capitale, n’est pas celle de l’éclat, mais bien celle de l’étendue, du nombre et de la confusion. Seul le grand palais du Kremlin impose à ce désordre sa façade altière ; et près de lui, l’église de pierre blanche qui se souvient de 1812, le temple votif du Christ Sauveur montre, par sa masse volontaire et ses orgueilleuses coupoles d’or, combien la défense nationale aida la nation à prendre conscience de soi-même. Partout ailleurs la ville jeune ne fait qu’affleurer au sol ; la vie, incertaine dans un cadre vaste, ne s’est pas encore resserrée sur soi, ni multipliée en se comprimant, ni projetée hors de terre par de sveltes constructions. Les dômes prennent leur libre essor pardessus les maisons prosternées ; mais déjà ces fleurs mystiques qu’il faut que toute contrée produise en sa jeune saison le cèdent ici aux fruits que la civilisation et la culture ont mûris. Les hautes cheminées d’usine, dont la fumée flotte sur la forêt des croix, exhalent au ciel comme une respiration de travail et d’effort.

Le conquérant regardait, mais il ne comprenait pas, lui, le Corse, l’Occidental ; car il croyait que c’était le terme, qu’il tenait la capitale, qu’il tenait la paix ; il n’attendait plus que les clefs de Moscou, apportées par les boyars, avant de s’installer au Kremlin et d’y rédiger ses conditions. Or, Moscou, fermée par de simples barrières, n’avait pas de clefs ; les quelques grands seigneurs qui