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servitude, à la honte et à la barbarie que vous lui préparez. »

Le gouvernement, quoique ayant accepté la responsabilité de la loi, la défendait sans chaleur. Un moment le succès en parut même incertain. « Il est un moyen de l’assurer, dit Thiers à ses amis inquiets, déclarons que notre but est d’exclure non pas les classes pauvres, mais la vile multitude. Ces paroles mettront la Montagne hors d’elle-même ; ses fureurs épouvanteront les hésitans du parti modéré, et la loi sera votée au milieu d’une tempête. — Et qui donc, lui demanda-t-on, bravera la fureur des rouges en prononçant ce mot de vile multitude ? — Je m’en charge », répondit-il. Il n’y manqua pas. « Je comprends, s’écria-t-il, que des tyrans s’accommodent de la vile multitude, parce qu’ils la nourrissent, la châtient et la méprisent. Mais des républicains chérir la multitude et la défendre, ce sont de faux républicains, ce sont de mauvais républicains. Ce sont des républicains qui peuvent connaître toutes les profondeurs du socialisme, mais qui ne connaissent pas l’histoire. Voyez-la à ses premières pages, elle vous dira que cette misérable multitude a livré à tous les tyrans la liberté de toutes les républiques. C’est cette multitude qui, après avoir livré à César la liberté de Rome pour du pain et des cirques, égorgeait les empereurs ; qui tantôt voulait du misérable Néron, et l’égorgeait quelque temps après par des caprices aussi changeans sous le despotisme qu’ils l’avaient été sous la république ; qui prenait Galba et l’égorgeait quelques jours après ; qui voulait le débauché Othon, qui prenait l’ignoble Vitellius, et qui, n’ayant plus le courage même des combats, livra Rome aux barbares. C’est cette vile multitude qui a livré aux Médicis la liberté de Florence ; qui a, en Hollande, égorgé les Witt, qui étaient, comme vous le savez, les vrais amis de la liberté ; c’est cette vile multitude qui a égorgé Bailly ; qui, après avoir égorgé Bailly, a applaudi au supplice, qui n’était qu’un abominable assassinat, des Girondins ; qui a applaudi ensuite au supplice mérité de Robespierre ; qui applaudirait au vôtre, au nôtre ; qui a accepté le despotisme du grand homme qui la connaissait et savait la soumettre ; qui a ensuite applaudi à sa chute et qui, en 1815, a mis une corde à sa statue pour la faire tomber dans la boue. »

À cette apostrophe, accueillie par les bravos enthousiastes de la majorité, la Montagne, hors d’elle-même, perdant toute dignité et tout sang-froid, répondit par des rugissemens qui