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Vous voulez que nous nous engagions sans savoir où nous allons, que nous promettions notre adhésion à des mesures qui ne sont pas même formulées, et que nous consentions d’avance à des sacrifices dont on ne précise ni le caractère ni l’étendue. »

Thiers reprit : « Eh bien ! je vais essayer de préciser. Vous savez que je ne veux pas l’Empire. Ce n’est donc pas de faire un empereur qu’il s’agit. Cela serait funeste au pays. D’autre part, je considère la restauration de l’une ou de l’autre branche de la maison de Bourbon comme impossible aujourd’hui. Je suis donc d’avis de conserver la république. Mais si je respecte la république, je respecte peu la constitution Marrast. C’est la plus sotte, la plus absurde, la plus impraticable de toutes celles qui ont régi la France. Tout son esprit est dans sa perfidie, dans les conditions exigées pour sa révision et qui rendent cette révision impossible. Nous y sommes comme dans une souricière. Voulez-vous y rester ? Pour moi je n’éprouve pas le moindre scrupule à en sortir ; je tiens que les grands pouvoirs de l’État peuvent rompre les mailles du filet dans lequel on a voulu perfidement retenir le pays. Ma conscience ne me fera aucun reproche de déchirer, si le salut du pays l’exige, la sale pancarte de MM. du « National ». L’entreprise ne peut évidemment être tentée qu’avec le concours du pouvoir exécutif. Eh bien ! imaginez-vous que nous puissions aller dire au Président : « Jouez avec nous cette partie hasardeuse, engagez-y votre tête, si elle échoue ; si elle réussit, vous serez exactement ce que vous êtes aujourd’hui, vous remplirez simplement jusqu’au bout votre mandat actuel. » Ce ne serait pas sérieux. Vous ne pouvez obtenir le concours du Président qu’en lui offrant quelque chose, la prolongation de son pouvoir ou sa rééligibilité. On ne peut préparer au prince Louis un rôle de niais. Pour rester ce qu’il est, il n’a qu’à se tenir tranquille, déposer le pouvoir à l’expiration de son mandat, comme Cavaignac ; on rendra hommage à sa loyauté et à son désintéressement et il aura la consolation d’être applaudi même par ses adversaires. La révision a donc pour condition nécessaire la prolongation des pouvoirs ou la rééligibilité du Président. Voilà exactement le sacrifice qu’il faudrait obtenir des partis. Y sont-ils résignés ? »

Quand il n’était pas aveuglé par un intérêt personnel, nul n’était aussi sensé et aussi lucide que cet Athénien de notre Midi. Dans sa vive causerie, il avait posé, débattu, résolu le problème, indiqué la seule solution qui eût prévenu et le coup d’État de