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douloureuse aventure de cœur et, pour s’en guérir, a pris femme, sans dire de tout cela un seul mot à Pierre, et que ces deux amis du Monomotapa ont donc coutume de s’aimer de très loin et vivent parfaitement l’un sans l’autre.

C’est que l’auteur, en même temps qu’il voulait nous conter le roman de l’amitié, avait besoin que ce roman se déroulât dans ce monde de cosmopolites sur lequel il abondait en documens raffinés ; et c’est pourquoi il a fait se rencontrer Damon et Pythias sur la Corniche, et, bien qu’une existence plutôt retirée et un « milieu » plutôt austère et calme dussent être mieux en harmonie avec le sentiment sérieux dont ils sont censés les parangons, les a condamnés à une vie agitée, brillante et futile de déracinés. Cette disconvenance est à peine perceptible dans le roman, tant l’auteur y a réponse à tout : mais elle se fait sentir, je ne sais comment, dans le drame. Là, non seulement la mondanité vagabonde des deux amis et leurs élégantes mœurs, favorables aux longues séparations, mais encore (je continue à ne parler que du drame) le clinquant et l’artificiel de la grande dame exotique par qui sont bouleversés ces deux gentlemen, ce qui nous est un indice de leur propre qualité d’âme, ne nous permettent pas de croire assez fermement à ce que représentent Pierre et Olivier. Ce n’est qu’une impression, subtile peut-être, et que j’ai eu de la peine à démêler, mais dont je suis sûr, et qui m’a doucement et insensiblement glacé. Car, du moment que nous sommes si médiocrement persuadés du caractère exceptionnel, unique, de l’amitié qui lie Olivier et Pierre, les discours et les actes qu’elle leur inspire ne nous paraissent qu’étranges, indiscrets, et ne nous touchent presque plus ; et le pacte tardif auquel Olivier asservit Pierre nous semble bien inhumain, et le sacrifice final d’Olivier nous semble bien gros et ne nous laisse pas oublier, à nous, qu’il a une femme charmante et dont il est adoré. Ou, pour mieux dire, tout cela nous devient à peu près égal.

Tout le succès de l’interprétation a été pour M. Lérand, dans le rôle excellent de l’archiduc anarchiste, et, dans un rôle de confidente, pour Mlle Cécile Sorel. Cela est ainsi.

Le Colonel Roquebrune, de M. Georges Ohnet (Porte-Saint-Martin), est un drame, bien fait et fort amusant, d’amour et de police, de cape et de sabre, et même de gourdin, sur lequel il est possible que je revienne. La trompette et le panache de M. Coquelin y font merveille.


JULES LEMAITRE.