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Oui, le roman et le théâtre sont deux représentations de la vie d’espèces fort différentes ; et il est donc impossible de tirer une bonne pièce d’un roman qui est bien un roman, c’est-à-dire tout forme de récit et d’analyse ; on ne saurait, dis-je, l’en « tirer », puisqu’elle n’y est pas. Il faudrait en concevoir de nouveau et en « repenser » entièrement la fable, selon les conditions et les exigences du genre dramatique ; et c’est de quoi ne s’avisent guère les ouvriers, même habiles, par qui les romans célèbres sont d’ordinaire « mis en pièces ». Oui, cela me paraît vrai, quoique tout le monde le dise ; et le succès incertain d’Idylle tragique au Gymnase en est une nouvelle preuve.

Je vous préviens tout de suite que ce que je pourrai dire de l’arrangement tenté par MM. d’Artois et Decourcelle n’atteint en aucune façon le livre de M. Paul Bourget. Car toutes les objections qui me viennent contre le drame, on me démontrerait sans peine, ou qu’elles sont minutieusement résolues dans le roman, ou que celui qui le lit ne songe même pas à les faire. Et, par exemple, ce n’est pas la faute de M. Bourget si les élégances mondaines d’Idylle tragique, où il s’est si longuement complu, et qui, dans le livre, gardent leur mystérieux prestige, perdent quelque peu à être sommairement « réalisées » sur les planches. Mais surtout une gêne se fait sentir à la représentation, que la lecture du roman ne m’avait point fait soupçonner : je veux parler d’une sorte de secret désaccord, — je ne dis point d’incompatibilité radicale, — entre le sujet et le cadre. L’un et l’autre, on le dirait, ont été conçus séparément par l’auteur, qui a voulu à toute force les réunir, sans doute afin de pouvoir utiliser toutes ses notes du moment.

Pierre et Olivier sont, sous leurs jaquettes bien coupées, des héros de l’amitié, comme Achille et Patrocle, comme Damon et Pythias. L’amitié dont il s’agit ici est un sentiment profond, absorbant, d’un caractère presque religieux et, provisoirement et par définition, plus fort que tout et plus fort que l’amour : et c’est ce qu’il fallait nous bien enfoncer dans la tête. A première vue, ce qui paraît convenable, sinon absolument nécessaire, à la culture et à la conservation d’un tel sentiment, c’est une vie en grande partie commune, quelque ressemblance ou voisinage d’occupations et, sinon un compagnonnage d’armes, quelque chose qui en soit du moins l’équivalent. Nisus et Euryale ne se sont jamais quittés et se confient tous leurs actes et toutes leurs pensées. Or, Olivier et Pierre sont bien, on nous le dit, des amis d’enfance ; mais nous voyons, au début d’Idylle tragique, qu’Olivier est diplomate, c’est-à-dire, par profession, toujours séparé de son ami ; que celui-ci est un oisif et, de son côté, un grand voyageur ; qu’Olivier a eu la plus