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âme de triple essence humaine, et qui représente donc, dans son aventure excessive, la silencieuse aventure de beaucoup d’autres âmes. Je ne pense pas exagérer en disant que ce personnage de Lorenzaccio est aussi riche de signification qu’un Faust ou qu’un Hamlet et que, comme eux, il figure, dans une fable particulière, l’homme, l’éternel inquiet et l’éternel déçu, sous un de ses plus larges aspects.

Et ce personnage est une créature vivante ; il est de chair, de sang, de nerfs et de bile ; et Mme Sarah Bernhardt nous l’a bien fait voir. Dès sa première entrée, sous son pourpoint noir et son teint olivâtre, comme c’était cela ! et quel air triste, énigmatique, équivoque, languissant, dédaigneux et pourri elle avait ! Et tout, la surveillance de soi, les brefs frémissemens sous le masque de lâcheté, l’insolente et la diabolique ironie par où Lorenzo se paye des mensonges de son rôle, la hantise de l’idée fixe, l’hystérie de la vengeance et les excitations artificielles par où il s’entraîne à agir ; et les retours de tendresse, et les haltes de rêverie, et les ressouvenirs de sa jeunesse et de son enfance ; la magnifique et lamentable confession de Lorenzo découvrant au vieux Strozzi l’abîme de sa pensée et de son cœur ; le désespoir absolu, puis la répétition suprême et comme somnambulique de la scène du meurtre enfin proche ; et, persistant à travers tout, l’immense, délicieux et abominable orgueil, Mme Sarah Bernhardt a tout traduit avec une précision et une justesse saisissantes, et cela, sans que l’expression de chacun des traits successifs du personnage nous laissât oublier les autres. Bref, elle n’a pas seulement joué, comme elle sait jouer, son rôle : elle l’a « composé ». Car il ne s’agissait plus ici de ces dames aux camélias et de ces princesses lointaines, fort simples dans leur fond, et qu’elle a su nous rendre émouvantes et belles, presque sans réflexion et rien qu’en écoutant son sublime instinct. A ce génie naturel de la diction et du geste expressifs, elle a su joindre cette fois, — comme lorsqu’elle joue Phèdre (mais que Lorenzaccio était plus difficile à pénétrer ! ) — la plus rare et la plus subtile intelligence.

Mme Sarah Bernhardt a royalement payé aux mânes de Musset la dette de Rachel.

De l’ « adaptation » de M. Armand d’Artois, je n’ai guère à dire que du bien. J’eusse voulu tout Lorenzaccio, mais je sais qu’on ne pouvait pas nous le donner. La seule suppression dont je ne me console pas est celle de l’épilogue, qui achève le sens du drame et qu’il fallait donc nous garder à tout prix.