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de vaines injures et ne rencontrait aucune résistance sérieuse, il a cru tous les hommes lâches et vils. Par suite, il a senti que l’acte libérateur qu’il méditait ne servirait à rien du tout ; il a conçu la vanité du dessein vertueux qu’il avait poursuivi en se faisant criminel. Et dès lors, c’est l’entier désespoir dans la négation de tout, dans le total mépris des hommes et le dégoût de soi.

Toutefois, il l’accomplira, cet inutile dessein, parce qu’il n’a plus aucune autre raison d’agir ni de vivre, parce qu’il faut, pour son « honneur », que sa longue flétrissure aboutisse du moins à un geste noble et remarquable ; et surtout parce qu’il hait Alexandre, non plus comme le tyran de sa patrie, mais comme la cause de ses souillures, de ses hontes et de la mort de son âme. Et il s’attarde, non, comme Hamlet, par incertitude, mais parce qu’il est englué dans les boues du chemin qu’il a pris. Il rampe néanmoins vers son but, avec une lenteur tenace, cependant qu’il exhale son désespoir en ironies forcenées sur les autres et sur lui-même, sur l’humanité, et sur ce qu’on nomme la liberté, et sur ce qu’on nomme la justice et sur ce qu’on nomme Dieu. Il frappe enfin le tyran, non plus pour délivrer Florence, mais pour se délivrer. (« Respire, respire, cœur navré de joie ! ») Et ce meurtre est en effet inutile ; le tyran mort est aussitôt remplacé par un autre, et Lorenzo, n’ayant plus rien à faire au monde, se laisse assassiner.

Et toute l’œuvre, à l’égal des poèmes dramatiques les plus illustres et de ceux qui passent pour les plus profonds, abonde en « moralités » suggérées. Ainsi, non seulement « la fin ne justifie pas les moyens », mais les moyens pervers pervertissent et détruisent leur propre fin ; ainsi le devoir n’est pas chose de libre élection et de fantaisie ; ainsi, « on ne badine pas « avec la débauche ni avec le crime ; ainsi le débauché est voué au nihilisme final par l’affreuse monomanie de ne voir partout dans le monde, sous des formes diverses, que d’innombrables manifestations de l’instinct égoïste et stérile dont il est lui-même possédé ; ainsi son vice, en lui ôtant la foi, lui décolore la vie et lui souille la création ; ainsi un acte mauvais est en nous-même une semence de mal et corrompt pour l’avenir notre volonté ; ainsi la noblesse de notre âme est dépendante de chacun de nos actes et non d’un seul qu’il nous a plu de choisir… et que d’autres belles vérités encore dans ce drame luxuriant et désolé ! Navrante histoire d’une âme toute de désirs, morte d’avoir pris pour vertu le songe de son orgueil et de s’être aimée uniquement elle-même quand elle croyait aimer le devoir théâtral et fastueux que son caprice s’était inventé ;