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Dupont-Vernon et Delaunay fils, et par Mlles Reichenberg, Moreno, Amel et Nancy Martel.


Je disais à la fin de mon article du mois dernier que, parmi les autres romantiques, restés tous fidèles à l’ordre latin et à la rhétorique latine, Alfred de Musset, entre dix-huit et vingt-cinq ans, me paraissait avoir été le seul byronien sincère et le seul shakspearien pratiquant ; moins par imitation que par une naturelle fureur de rêver, d’aimer, de souffrir, de vivre et de dévorer tous les fruits de la vie, et sous la poussée du plus violent printemps de sensibilité, et d’imagination qui ait jamais éclaté dans le cœur et la cervelle d’un poète adolescent.

Cela apparaît singulièrement dans ce somptueux Lorenzaccio, dont nous devons à la généreuse hardiesse de Mme Sarah Bernhardt une représentation qui dut être forcément partielle, mais qui fut si intéressante encore. — Un débordement de vie et de passion ; toute la Florence du XVIe siècle en quarante tableaux qui surgissent de-ci de-là et semblent se bousculer ; la soudaineté véhémente des sentimens ; la simplicité rapide des coups de théâtre (l’aveu de la comtesse Cibo à son mari, l’empoisonnement de Louise Strozzi, le meurtre du duc, le meurtre de Lorenzo) ; une impétueuse floraison de discours ; images outrées ou mièvres, sans cesse renaissantes et qui se chassent l’une l’autre comme des flots, images grandes et qui parfois se prolongent en allégories, mais sans exactitude trop stricte, ou même avec quelque incohérence dans le développement, oui, tout cela est « shakspearien » au sens où l’on entend couramment, — sans trop le presser, — ce mot un peu mystérieux. Réminiscences ? Volonté de « shakspeariser » en effet ? Peut-être bien, à ne considérer que la forme. Encore s’y mêle-t-il des langueurs, et des grâces, et des impertinences, et des sanglots aussi, qui sont bien à Musset tout seul. Rien d’un pastiche en tout cas ; une sincérité entière ; car, là-dessous et tout au travers, une âme vit profondément, la pauvre âme de Lorenzaccio, qui n’est que celle de Musset tragiquement interprétée ; âme de désespoir : car nul, je crois, n’a plus vraiment désespéré que cet homme qui, mort à trente ans, ne fut enterré qu’à cinquante et mâcha donc pendant vingt années la cendre de sa propre mort.

Lorenzaccio n’est point Brutus. Brutus n’est en effet qu’une « brute », et vertueuse, et conséquente avec elle-même, et qui ne marche point par le crime à son grand acte de vertu. Et Lorenzaccio n’est pas non plus Hamlet. Hamlet, c’est une âme inégale à la mission