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précis, définis, et dont il ne suffit pas, à ceux qui en sont victimes, de connaître l’injustice ou la fausseté pour en arrêter les effets. Mais l’hérédité « fatale » des mauvais instincts et des dispositions morbides, ce n’est qu’une théorie encore incertaine, une hypothèse très imparfaitement démontrée, sujette aux continuels démentis d’imprévoyables exceptions, et telle enfin qu’il suffit réellement de la nier pour en conjurer en soi les conséquences. Et à partir de ce moment, c’est fini ; plus de drame possible ; ou bien alors ce ne sera plus le drame de l’atavisme.

On dirait d’ailleurs que M. Brieux a pris à tâche de réduire au plus négligeable minimum la fatalité qui est censée peser sur ses deux prisonniers de l’atavisme, et de leur rendre l’ « évasion » aussi facile qu’il se pouvait. Voici Lucienne Bertry et Jean Belmont, nièce et beau-fils du solennel docteur Bertry, auteur d’imposantes brochures sur l’hérédité. D’après cet imbécile, Lucienne est irrémissiblement condamnée au vice, parce qu’elle est la fille d’une femme galante. Notez que Lucienne n’a pas connu sa mère, que son père est un fort honnête homme, et qu’elle a vécu, depuis l’âge de trois ans, au foyer familial et parfaitement correct de son oncle. Rien du tout, ici, de l’Yvette de Maupassant. Je ne vois pas, au surplus, pourquoi une créature conçue, avec une froideur probable et un médiocre plaisir, par une professionnelle de l’amour serait plus nécessairement vouée aux troubles de la chair que si elle était née des embrassemens de tels « époux » qui ont introduit la débauche dans le mariage, selon le conseil de quelques-uns de nos plus forts moralistes de la Vie parisienne. Et enfin, si l’influence de l’éducation et du « milieu » est, comme je le crois, beaucoup moins douteuse que celle du sang, Lucienne, fort bien élevée par son père et son oncle, me paraît beaucoup moins en péril que telle jeune fille issue de justes noces dans le monde bourgeois qui s’amuse.

Le cas de Jean Belmont n’est pas bien effrayant non plus. Son père, à lui, était hypocondre et s’est suicidé. Il ne s’agit donc, encore ici, que d’hérédité morale, aussi obscure pour le moins et, à coup sûr, plus modifiable que l’hérédité physique. Le suicide ne parait pas plus régulièrement héréditaire que le vice. Au moins, dans la comédie de l’Obstacle, qui présente quelque analogie avec l’Évasion, M. Alphonse Daudet avait-il fait peser sur son-principal personnage, Didier d’Alein, la menace d’un mal qu’on sait être produit par certaines lésions du cerveau, assez fréquemment transmissibles des parens aux enfans. Jusqu’à ce que Didier soit enfin rassuré par cette réflexion que la folie