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talismans en cuir rouge et jaune ? Quand ils viennent vers nous maintenant, ils sont modestes ; mais avant votre arrivée, nous étions leurs tributaires, et c’était là le moindre de nos maux : ils nous traitaient comme des captifs de guerre, comme des esclaves. »

Ces maîtres rapaces et brutaux arrivaient sans cesse par petits groupes et se dispersaient à travers la ville. Sur leur passage, les portes se fermaient, les boutiques se barricadaient ; mais bon gré mal gré, il fallait ouvrir, et ils entraient en brandissant leurs lances. Ils se faisaient nourrir et défrayer. Apercevaient-ils quelque objet de prix, ils avaient bientôt fait de le prendre, et en guise de remerciement, ils crachaient sur leur hôte. Ils dévalisaient les passans dans les rues, enlevaient aux femmes leurs bijoux d’or et leurs colliers de corail. Malheur à qui résistait ! Ils s’entendent à tuer comme à voler.

On se lasse bien vite d’être exploité, molesté, vexé, dépouillé et quand on a de méchans maîtres qui vous font un crime d’être riche, on fait le pauvre. Les étrangers domiciliés partirent, nombre de négocians indigènes émigrèrent. Ceux qui restaient s’appliquèrent à dissimuler leur richesse, et Tombouctou la grande devint Tombouctou la mystérieuse, une boutique assez bien fournie, mais sans devanture et sans étalage. Si on ne dégrada pas volontairement sa demeure, on n’eut garde de réparer les dommages causés par les intempéries, de boucher les trous et les lézardes. « La couche de crépi s’en alla lavée par les tornades de l’hivernage, sur les façades, les briques de terre crue se montrèrent à nu ; les murs des terrasses s’effritèrent et leurs petites fenêtres mauresques se déchaussèrent. » En revanche, on soigna beaucoup les portes ; on les construisit en plaques de bois dur et lourd ; on les barda, on les ferra. On ne faisait pas seulement le pauvre, on faisait le mort ; on se cloîtrait. On ne pila plus le couscouss dans les grands mortiers en bois, on écrasa le grain entre deux pierres : le pilon, trop bruyant, risquait d’attirer le Touareg. L’homme voilé s’était-il retiré dans sa tente, on respirait, mais on n’était qu’à moitié rassuré, et on traitait clandestinement les affaires, on attendait la nuit pour livrer les marchandises.

On ne voyait plus devant les maisons ces timtims ou larges bancs en terre battue, où venaient s’asseoir, dans leurs heures de loisir, les gens aisés, friands de causeries ou de lectures. Plus d’écoles en plein air ; on gardait les enfans dans les cours ; les Touaregs les volaient quelquefois, et il fallait payer rançon pour les revoir. On transformait ses vêtemens comme sa demeure. Aux turbans en tissu scintillant comme du mica, on substitua des bonnets sans prix, et de vieilles