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chef-d’œuvre de la littérature soudanienne, dont M. Dubois a rapporté une copie. L’Hérodote de Tombouctou y raconte la fondation des villes, leurs commencemens et leur croissance, les aventures des rois et des peuples, les guerres, les hauts faits, les châtimens divins, les catastrophes. Il se plaît à moraliser sur les destinées, sur les vicissitudes de la fortune ; il mêle aux événemens des fables et des merveilles, la grâce à la précision, et tout en contant l’histoire des empires, il raconte la sienne : « Mon union avec Fatima fut conclue le lundi 12 moharrem, mais je ne consommai le mariage que dans la nuit du vendredi 16 du même mois… Un jeudi du mois de djoumada, mourut notre amie, la chérifa Nana Kounou, fille de Boni, le chérif ; son âme s’envola dans un sourire alors que sa tête reposait sur mon genou. »

Tombouctou, qui n’eut jamais de Thucydide, n’a plus d’Hérodote, et son université ne fait plus parler d’elle. Mais tous ses habitans ou presque tous savent lire et écrire, et si ses bibliothèques ont été pillées par les Foulbés et les Toucouleurs, non seulement ses marabouts et ses cadis, mais tous ses commerçans riches se font gloire de posséder des livres.

On en prêta beaucoup à M. Dubois, en l’autorisant à les faire copier ; mais il ne put jamais décider personne à lui en vendre aucun, quelque prix qu’il en offrit. Omar brûla la bibliothèque d’Alexandrie ; il alléguait que philosophes et historiens, le Coran tient lieu de tout. Son général Amrou le blâma, le traita de destructeur de trésors. Accoutumés à chercher dans un livre toutes les règles de leur vie, les musulmans ont un respect naturel pour l’écriture. M. Lenz, s’il m’en souvient, rend aux habitans du Sahara la justice que, si peu scrupuleux qu’ils soient, et quoiqu’ils ne fassent pas une grande distinction entre le tien et le mien, tout papier écrit leur est sacré, que toutes les missives qu’au cours de son voyage il expédia en Europe parvinrent à leur adresse, qu’une lettre est la seule chose qui ne se perde pas dans le désert.

Ce n’était pas seulement par son or, son ivoire, ses plumes d’autruche et la célébrité de ses docteurs que Tombouctou avait tant d’attrait pour les Berbères et les Arabes ; elle s’était acquis dans tout l’Ouest africain la réputation d’une ville de plaisirs. On s’y amuse encore. Un commerçant marocain de Saint-Louis disait un jour à M. Dubois : « Tu vas à Tombouctou ?… Oh ! il y en a des dames, beaucoup, et beaucoup jolies ! Oh ! oh ! » Et ses yeux s’illuminaient. On a dit que dès le coucher du soleil, toute l’Afrique fétichiste dansait. L’islamisme n’empêchera jamais les noirs de danser, et il a beaucoup de