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charme de la parole des hommes, c’est la richesse de l’ivoire et de l’or, c’est la table plantureuse et la douceur du miel, c’est aussi l’abondance des sourires… On m’a conté que d’aucuns, subitement, devenaient fous. » Le bonheur, comme on l’a dit, n’est qu’une comparaison, et quoique M. Lenz n’ait pas l’imagination orientale, il est possible que dans sa joie d’être sorti d’Araouan, de la ville des mouches, il ait idéalisé les galettes de Tombouctou : il les déclare exquises, elles ne sont peut-être que mangeables.

Mais M. Dubois ne tarda pas à reconnaître que les gens de Tripoli et du Touat n’avaient pas menti, que la ville qu’ils ont tant vantée était trois fois plus grande que celle d’aujourd’hui, que Tombouctou est une cité déchue, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle avait eu de très petits commencemens. Vers l’an 1100 de notre ère, une tribu de Touaregs, trouvant l’endroit agréable et précieux aux gens comme aux troupeaux, y établit un campement fixe, défendu contre les lions et les panthères par un enclos en épines mortes. Ce triste village devint une ville lorsque les commerçans de Dienné s’avisèrent d’y installer des comptoirs, d’en faire un entrepôt. Les huttes furent remplacées par des maisons en briques crues, et on bâtit des mosquées. La nouvelle ville avait la plus heureuse situation, mais de mauvais voisins, contre lesquels elle était impuissante à se protéger. Elle fut toujours obligée de se chercher des protecteurs, et les protecteurs sont souvent des maîtres dangereux.

Sa grandeur date du jour où elle fut incorporée à l’empire songhoï, fondé, comme le démontre M. Dubois, par des émigrans venus de l’Est, qui implantèrent en pays noir un simulacre de civilisation égyptienne ou pharaonique. Cet empire eut de glorieux souverains, un Sunni-Ali, un Askia le Grand. Le XVIe siècle fut pour Tombouctou l’âge des brillantes prospérités. Elle commença à déchoir quand elle tomba sous la domination marocaine. Depuis lors elle eut des fortunes diverses, traversa des périodes critiques, et tour à tour fut la proie des conquérans ou connut les misères de l’anarchie, des guerres civiles et de la tyrannie inquiète des petits potentats. Dans ce siècle, Cheikou Ahmadou et ses Foulbès, El-Hadj-Omar et ses Toucouleurs se la disputèrent, jusqu’à ce que les Touaregs lui rappelassent qu’elle leur appartenait, qu’ils avaient sur elle des droits de premiers occupans ou de fondateur s involontaires : « Ils la mirent en coupe réglée et lui firent la tragique et sordide toilette dans laquelle se présente aujourd’hui la Reine du Soudan. » C’est ainsi qu’ils témoignent leur affection aux villes qui ont le malheur de leur plaire.