Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Évangile à devenir une charte sociale. Ainsi, tandis que les Eglises protestantes, par correction, protègent le dogme chrétien contre la pensée protestante, la pensée protestante à son tour, par conviction, revendique, contre les timidités des Eglises, l’application intégrale de la morale chrétienne à la vie des sociétés. De cette revendication, qui s’appelle le « mouvement évangélique-social », nous essaierons de tracer l’histoire.

Sans le vouloir, mais non sans le savoir, nous devrons, de-çà de-là, toucher à la politique intérieure de l’Empire. Car c’est l’Etat, en Allemagne, qui détermine et qui dicte les attitudes successives des autorités ecclésiastiques à l’égard du mouvement social ; suivant que la pensée de Guillaume II et la pensée chrétienne-sociale sont en accord ou bien en dissonance, les Eglises poussent leurs pasteurs en avant ou les ramènent brusquement en arrière. On n’a pas le droit d’accuser d’incohérence les chefs de ces Eglises, puisqu’ils obéissent eux-mêmes, continûment, à une succession de gestes souverains ; et l’on verra qu’en effet l’histoire du mouvement social évangélique est exactement modelée sur l’histoire des volontés impériales, et que les évolutions sociales des Églises protestantes, en Allemagne, reflètent, comme une succession d’ombres, les évolutions intellectuelles ou gouvernementales d’un Démiurge laïque et tout-puissant, le Kaiser.


I

De savoir si le christianisme doit être « social », ou s’il convient, au contraire, qu’il abdique une telle ambition, c’est là une question fort débattue, dans les sphères protestantes de l’Allemagne. Soupçonneux, hostile même, à l’endroit des prétentions sociales de l’Eglise, le luthéranisme pur infligerait volontiers au pasteur cette consigne exclusive : « enseignement du Verbe, administration des sacremens » ; ainsi le veut une vieille formule, dont s’armèrent les premiers luthériens contre le clergé catholique romain, et dont on écrase, aujourd’hui, les initiatives inédites de beaucoup de ministres évangéliques. M. Uhlhorn, auteur de fort beaux travaux sur la charité protestante, représente ces scrupules avec une incontestable distinction, et permet plutôt à la philanthropie chrétienne de corriger les circonstances économiques qu’à la morale chrétienne de les régir indiscrètement. Il en est de même du piétisme : spécimens insignes d’un christianisme individualiste, et systématiquement détachés de la terre