Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tancé pour ce qu’ils appellent sa faiblesse, dans leur ignorance des conditions de la politique européenne. Si la fédération impériale ne manque pas de partisans aux colonies, c’est qu’ils pensent que la métropole serait, plus encore qu’aujourd’hui obligée de prendre leur mot d’ordre, et de conformer sa politique à leurs désirs.

Pour la Grande-Bretagne, ce serait un surcroît de difficultés, qui augmenteraient encore son « splendide isolement » ; et il n’y aurait guère de secours effectif à attendre des colonies. En échange, elles ne consentiraient qu’avec peine à envoyer une partie, même bien faible, de leurs revenus à Londres pour pourvoir à la défense commune. Pour l’empire britannique dans son ensemble, la fédération serait peut-être la préface de la dislocation. L’établissement d’organes de gouvernement communs, ne s’occupassent-ils que des questions de commerce et de défense, entraînerait toujours une certaine immixtion des diverses parties de l’empire dans le gouvernement intérieur les unes des autres ; et pareille chose serait supportée d’autant plus difficilement que, dans le conseil de quelque nom qu’on l’appelât, qui présiderait aux destinées de l’Empire, la métropole, dont la population est bien plus considérable, aurait toujours une influence prépondérante. Il ne faut pas oublier que c’est l’établissement injustifié de taxes douanières qui a déterminé la révolution américaine. Il est vrai que les Américains n’étaient point représentés aux parlemens britanniques et que les coloniaux le seraient au Conseil fédéral, Mais ils n’y auraient pas la majorité, sans doute ; et les mécontens se hâteraient de trouver une pareille représentation illusoire. « C’est un fil ténu (a slender thread), disait M. Chamberlain il y a un an, qui unit les colonies à l’Angleterre ; mais je me souviens d’avoir visité des usines électriques où, à travers un fil ténu, passait un courant capable de faire mouvoir les machines les plus puissantes. » Sans doute, mais il y a des limites pourtant au courant que peut transmettre un fil et si ces limites sont dépassées, le fil rougit et se brise. Peut-être serait-ce cette rupture qu’on amènerait en voulant rendre trop intimes les relations de la Grande-Bretagne et de ses colonies, et la forme actuelle de l’Empire britannique, qui a permis son développement, est-elle plus propre qu’aucune autre à assurer sa durée.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.