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rendent inviolables, qui entrent à tout moment, restent longtemps, questionnent sans cesse, mettent la victime sur la sellette, observent, épiloguent, chuchotent, font parler les domestiques tout bas, et se mêlent de tout.

Cependant il serait possible dans la soirée de s’y dérober, mais trop rarement, et à l’heure où il faut que commencent les frictions ordonnées, et où il faut aussi que je sois péniblement porté dans ce lit qui ne connaît plus le sommeil.

Répondez-moi, je vous prie, avec un peu plus d’attention et beaucoup d’explications.

Si Mme de Croy vous est, comme tous les ans, utile en vous donnant un centre de maison d’où vous partez chaque jour pour faire vos trente visites nécessaires, indispensables, supposez-moi à Londres et venez vous acquitter de ces délicieux devoirs. Mais si c’est dans la sincère volonté de me voir, et de me voir longtemps de suite, sans précipitation ni souvenir des autres, des étrangers ; de voir la vérité des choses et des sentimens ensemble, de juger le présent et l’avenir pour tâcher de faire sortir de tous deux quelque chose qui ait une apparence de bonheur et de consolation, ce sera impossible en ce moment de souffrances extrêmes où je suis, et au milieu des empressemens exagérés de tant de monde, de tant de recettes de guérison que l’on m’apporte, avec des médecins tout neufs dont chacun a fait des miracles, et de petits abbés qui en ont vu plusieurs dans la semaine exécutés par eux.

Voyez, mon amie, et ne laissez, je vous prie, sans réponse aucune de mes questions. Vous parlez beaucoup de croire et de croyans. Croyez en moi, avec une ferme foi[1].

Au lit, à 2 h. et demie après-midi.


ALFRED DE VIGNY.

  1. Alfred de Vigny est mort le 17 septembre 1863. Cette lettre est la dernière qu’il ait écrite à Mme du Plessis.