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amis leur a donné une sévère leçon. Mais ce ne sont là que les premières épines de mon martyre.

Je possède à perpétuité un caveau de famille à Montmartre et il a fallu y faire trois sortes de travaux : l’exhumation et l’inhumation nouvelle des cendres de ma mère, creuser plus profondément son caveau dans la terre, former au-dessus un second caveau et y descendre cette chère enfant que depuis 1825 je préservais de ce coup trop prévu qui frappe toute sa famille, celle que je préservais de tout, et pour qui j’avais sacrifié tous mes goûts de voyage, tous les désirs de liberté ou de science, afin de me vouer à son salut comme une mère à sa fille, toujours garde-malade et inquiet nuit et jour, mais lui épargnant toutes les peines de la vie, les prévoyances nécessaires des affaires. J’étais récompensé par une sorte de joie secrète de l’avoir sauvée chaque soir, après l’avoir vue en péril presque chaque matin. Mais, hélas ! cette fois je suis vaincu. Je semblais prêt à être guéri, je la pouvais conduire au Bois de Boulogne. Elle en venait avec moi et l’une de ses femmes, gaie et ayant vu avec moi l’essai d’un ballon. Mais tout à coup paralysée, elle dut être portée sur l’escalier, et ce fut la dernière fois qu’elle le monta. La rapidité de l’attaque fut inexorable ; mon médecin et le docteur Cruveilhier y épuisèrent tous les secours de leur science ; et sans un moment d’espérance, mais heureusement-sans douleur, cette âme si pure et si bonne me quitta en me disant : Mon bon Alfred, je ne souffre pas. — Seule et dernière consolation.

Puisqu’il faut vous parler de moi, sachez donc qu’il n’y a pas depuis cette nuit-là de martyre comparable au mien. Une rechute profonde, accablante, dans cette gastralgie m’a saisi tout entier et mes nerfs sont frappés cruellement. Voici ma vie. Affaibli comme vous le savez par cette vie de prisonnier, car depuis deux ans je ne suis pas sorti et ne peux marcher, j’ai toutes les nuits une insomnie qui me condamne à compter tous les coups de ma pendule. Les maladies sans fièvre sont les plus longues, disent les médecins : je l’éprouve, et même dans ces horribles tourmens je n’ai point de fièvre. J’allume mes bougies et j’écris, mes yeux en sont brûlés. Je les éteins ; reviennent les souvenirs récens et sombres ; et les larmes, que j’ai la force de cacher aux vivans dans la journée, reprennent leur cours. Enfin arrive la lumière du jour. On m’apporte ma seule nourriture, une coupe de lait chaud et, par une étrange régularité de