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il sera puni dans sa chair et dans son âme, et sa colère s’exhalera en d’épouvantables blasphèmes.

Que l’auteur de tant livres où la hardiesse de la pensée s’enveloppe de formes gracieuses et déliées, soit devenu le romancier cynique de la Rôtisserie de la reine Pédauque, c’est ce qui témoigne de la prodigieuse souplesse du talent de M. Anatole France. Celui qui tout à l’heure dans ces pages si brillantes du « Banquet » nous faisait rêver de Protagoras et d’Alcibiade nous transporte dans le monde de Gil Blas, de Candide et de Jacques le fataliste. Son héros, l’abbé Jérôme Coignard, ivrogne et libertin, paillard et trichant au jeu, voleur, homicide, jovial et disert, d’ailleurs abondant en propos pleins d’onction et qui fera une fin édifiante, est une figure, ou, si l’on préfère, c’est une trogne peinte en pleine pâte, haute en couleur et qui s’enlève en un vigoureux relief. On ne saurait trop admirer comme l’écrivain a modifié sa manière et prodigué des touches heurtées et violentes qu’on ne s’attendait pas à trouver sur sa palette. L’ironie spirituelle et fuyante s’est faite agressive, âpre et même grossière. « Ce lieu m’est inconnu. Néanmoins je ne crains pas d’affirmer par analogie que les gens qui vivent là, nos semblables, sont égoïstes, lâches, perfides, gourmands, libidineux. Autrement ils ne seraient point des hommes… L’Écriture par suite des traitemens que lui ont infligés les théologiens, est devenue un manuel d’erreur, une bibliothèque d’absurdités, un magasin de niaiseries, un cabinet de mensonges, une galerie de sottises, un lycée d’ignorances, un musée d’inepties et le garde-meuble enfin de la bêtise et de la méchanceté humaines. » Nous sommes loin des insinuations déguisées et des jolies perfidies de style. L’incrédulité devient systématique et raide. C’est qu’en effet ceux qui ont fait partie de l’Église s’en montrent par la suite les ennemis les plus violens. Ils trouvent dans le blasphème des jouissances, qui leur sont particulières. Ils s’épanchent en plaisanteries cléricales qui n’ont de saveur que dans les sacristies et qui nous choquent sans nous divertir. Telles les railleries de l’abbé Coignard sur les miracles, sur les preuves de l’existence de Dieu, et autres impertinences du plus haut goût — et du plus mauvais. Fidèle à la tradition qui pendant deux siècles mêla le libertinage des mœurs avec le libertinage de la pensée, M. Anatole France a multiplié dans son roman les épisodes incongrus et les gravelures. On n’imagine pas de tâche plus difficile pour un lettré délicat ; le succès de l’entreprise complète le plus heureusement du monde la physionomie de l’écrivain.

C’est ainsi que dans les trois ouvrages les plus significatifs qu’il ait écrits jusqu’à ce jour nous voyons à mesure grandir le talent de M. Anatole France et sa pensée se dégageant des mièvreries du début, rejetant sa parure poétique, se livrer enfin avec une franchise hardie et une sorte d’intrépidité loyale. Le Lys rouge n’a pas diminué sa