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les devises en se mélangeant cessent d’être distinctes. Et quand la roue devient si agile à tourner que l’œil ne pouvant apercevoir le mouvement la juge inerte, les moindres cercles s’évanouissent et la roue paraît toute blanche. La vérité est faite de toutes les vérités contraires en même façon que de toutes les couleurs est composé le blanc. » Le bien et le mal n’ont pas plus de réalité. On parle du devoir sans trop s’entendre, et il arrive qu’on veuille faire son devoir, mais non pas qu’on découvre où est le devoir, car nos actes ont des origines et des conséquences lointaines, et nul ne sait ce qu’il fait. La morale diffère dans tous les pays et ne reste nulle part dix ans la même. C’est pourquoi le sage ne se détermine que d’après la coutume et l’usage. Au reste, quelle folie de croire que Dieu qui nous a créés s’étonne et s’irrite de nous voir agissant selon la nature qu’il nous a donnée ! Nous nous élevons contre la corruption, sans songer qu’elle seule donne une raison d’être à la morale, de même que la violence nécessite la loi. Mais quel inextricable tissu d’erreurs et de préjugés !

Il n’est pas jusqu’aux plaintes dont nous fatiguons les airs comme d’une vaine litanie qui ne témoignent de notre incapacité de juger et n’accusent l’incertitude de toutes nos opinions. Nous en voulons à la destinée d’avoir fait fondre sur la pauvre humanité l’essaim des douleurs. Nous sommes en proie à la souffrance, au malheur, à l’abandon, au désespoir et à la mort. Hélas ! et nous ne voyons pas que nous sommes redevables à cette misère elle-même de ce qu’il y a de meilleur en ce monde et qui charme les heures brèves de la vie, de la pauvreté est né le désir, de la cruauté des choses vient leur splendeur, de l’imbécillité de la raison résulte le tourment de la pensée, orgueil et noblesse des hommes. C’est la mort qui nous fait goûter la vie, et nous lui devons l’amour. Nous sommes injustes pour le mal et nous voulons ignorer le rôle bienfaisant qu’il joue dans les affaires humaines. Le diable est un artiste merveilleux, maître des élégances et des voluptés. Mais tandis que la reconnaissance devrait incliner tous les fronts devant lui, nous l’honorons en cachette, et nous élevons des autels à son rival maladroit ! Qu’importe après tout, et qu’est-ce dans l’âge immémorial de la terre que l’accident passager de la vie humaine ? Nous sommes moins que rien, moins que le grain et la balle agités dans le van mystique. Nos pensées elles-mêmes, pareilles aux flots qu’on voit se soulever et s’abaisser dans la mer, n’ont ni commencement ni fin. Rien ne commence et rien ne s’achève, mais tout s’écoule et tout passe… Certes, cette philosophie n’est pas nouvelle, et M. Anatole France n’a pas la prétention de l’avoir inventée. Il n’a pas ajouté un argument au vieux pyrrhonisme. C’est toujours le même jeu des contradictions et le même avantage tiré contre la raison de la diversité