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son bien-être. Il se rend parfaitement compte que les machines, hissées à plus de quatre mille mètres d’altitude, sont pour lui moins des outils de progrès que des instrumens de torture. Et comment en douterait-il, quand le seul blanc en qui il ait foi, son curé, le lui affirme ? En Bolivie, comme dans l’Amérique du Sud, les chemins de fer ne rencontrèrent pas d’adversaires plus acharnés que les membres du clergé. Du côté de Huanchaca, les Indiens sont convaincus que les poteaux télégraphiques empêchent la pluie de tomber et leurs petites récoltes de pousser. Le hasard, en effet, a voulu que l’établissement du premier télégraphe fût suivi de plusieurs années de sécheresse. Tout dernièrement ils ont failli se soulever contre des ingénieurs, qui relevaient le tracé d’une nouvelle ligne télégraphique. Ils les enfermèrent dans un « rancho » et les tinrent sous bonne garde, jusqu’au moment où un bataillon de soldats dispersa, par sa seule apparition, ce troupeau, qu’un uniforme épouvante et qu’une sonnerie de clairons met en fuite. Toutefois les ingénieurs jugèrent prudent de ne pas persister dans leur projet.

Le Bolivien craint de surexciter les Indiens, qui, si ses maîtres représentent la force, représentent le nombre. Ils sont, Quichuas, Aïmaras et autres tribus, environ trois millions, contre cinq cent mille descendans d’Espagnols. C’est même la grande raison pour laquelle le gouvernement n’utilise pas leurs aptitudes militaires. Ils feraient d’excellens soldats de montagnes, mais leurs fusils menaceraient la sécurité des conquérans. L’Indien a une vague conscience de l’effroi qu’il inspire et son mépris s’en accroît. Quel dédain ne ressentirait-il pas à l’égard de ces tristes conquistadors, qui grelottent de froid, quand lui, jambes et torse nus, il supporte allègrement une température de vingt degrés au-dessous de zéro ? Et puis, les gens qui sont venus lui arracher sa terre, au nom d’un Dieu de paix, il les voit depuis cent ans se déchirer à belles dents et s’assassiner sans vergogne. Ce n’est plus le Soleil qui les flétrit dans sa splendeur mourante, c’est le Christ, dont ils ont ensanglanté la croix. Les conquérans auraient dû implanter dans le pays qu’ils saccageaient une religion qui excusât leurs crimes et justifiât leur avarice. L’Evangile, derrière lequel ils se sont embusqués, les condamne. Aujourd’hui ils se disputent des parcelles d’or, et leur esclave les regarde faire avec son imperturbable sourire : « Creusez, bonnes gens ! Tuez-vous à la peine : je sais, moi, le misérable Quichua, où dorment des trésors, mais vous me mettriez à la torture que je ne vous l’apprendrais pas. » Et voilà ce qui enrage les mineurs des Hauts Plateaux. Ce pauvre diable n’aurait qu’un mot à dire pour les enrichir, et il garde ce mot derrière le silence de son front : un coup de hache ne l’en