Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/881

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut rien contre eux, mais son long esclavage n’a point détruit en lui l’espérance. Qu’espère-t-il au juste ? Débarrasser sa patrie des envahisseurs ? Peut-être. Comment ? Il l’ignore. Quand ? Il ne se fixe point d’époque, mais je ne serais point étonné qu’il vécût sur la foi d’anciens oracles, sur les vagues promesses de ses Nostradamus. Et c’est probablement quand il y songe que ses lèvres ébauchent ce demi-sourire qui donne à son visage une lueur crépusculaire.

Sa haine se manifeste de toutes les façons, sauf par l’assassinat. On ne court aucun risque à s’aventurer parmi les peuplades quichuas. Les lois de l’hospitalité y sont observées parfois, et surtout les gens y savent trop bien que la mort d’un blanc serait suivie d’exécutions aussi terribles que sommaires. Mais ayez besoin de vivres, entrez chez un Indien et demandez-lui, suppliez-le de vous vendre de quoi manger. Il ne vous comprendra pas, il ne voudra pas vous comprendre. Vous irez à son bercail et vous lui direz : « Cède-moi un mouton. » Son troupeau est là, et vous lui tendez cinq ou six piastres boliviennes. Il hoche la tête et se dérobe à vos prières. Exaspéré, vous le menacez en paroles : il est sourd ; en gestes : il est aveugle. Ne le frappez pas : vous le tueriez avant de le fléchir. Si vous êtes armé, abattez d’un coup de fusil un de ses moutons. Vous verrez alors le même homme, les larmes aux yeux, vous réclamer non pas les cinq piastres que vous lui offriez tout à l’heure et qu’il refusait, mais les deux piastres, que vaut sa bête. Et quand vous les lui aurez données, il vous quittera satisfait. Quelle absurdité ! penserez-vous. Non pas : il agit comme il le doit. Il appartient à une sorte d’obscure franc-maçonnerie, dont la première règle est qu’en toute occasion l’Indien refusera assistance au blanc. Mais elle n’exige pas qu’il résiste à la violence. Le malheureux sait ce qu’il lui en coûterait. En tuant son mouton, vous avez mis sa conscience à l’aise. Vous vous êtes conduit suivant la coutume du vainqueur, il se conduit envers vous suivant le rite du vaincu. Il n’a rien à se reprocher, pas même de vous avoir volé, car il n’a reçu de vous que le juste prix de sa bête. S’il avait accepté la somme que vous lui proposiez, il se serait rendu à l’attrait du lucre, et vous croiriez peut-être le tenir ; mais il vous prouve que vos piastres sont impuissantes contre sa volonté et que le bon droit est de son côté. Il pourra vous mépriser tout à son aise, et ne pensez pas qu’il s’en prive ! Le mépris de l’Indien pour le blanc est la forme pacifique de sa haine.

Les prodiges de l’industrie ne le séduisent pas. Ils lui apparaissent comme des œuvres diaboliques, et cette conception n’a rien d’inintelligent, car personne ne les emploie à développer