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étrangement taciturnes. Je ne me souviens pas d’en avoir entendu crier, ni même rire. On les dirait déjà déprimés par la souffrance. Tous sont barbouillés de poudre de riz : ces pauvres petits pierrots, trimballés sur le dos de leur mère, promènent autour d’eux des regards somnolens. L’air raréfié des hauteurs les anémie et les étiole. Ceux que la mort épargne, la mine les prend et ne les rend pas. Nous retrouverons leurs aînés quand nous descendrons dans les puits de Pulacayo, et nous verrons jusqu’à quel point la rapacité humaine peut martyriser l’enfance.

Pour le moment, détournons-nous de cette race lamentable de métis, qui se dégagera peut-être de sa grossièreté, et jetons les yeux sur une autre race, destinée à s’éteindre, mais qui gardera jusqu’à sa dernière heure sa personnalité presque intacte : je parle des Indiens.

L’Amérique du Sud n’offre souvent que de tristes spectacles : d’un côté, une aveugle poussée de convoitises vers des tas d’or ; de l’autre, les hideux vestiges d’une horrible conquête. C’est une grande bâtisse, moitié bouge et moitié palais, où l’on a mal lavé les traces des anciens carnages et où l’on tripote du matin au soir. Toute conquête brutale est tenue de se justifier plus tard par la vertu. Si le vainqueur n’est pas meilleur que le vaincu, il est pire. Les hommes qu’on a tués risquent d’avoir toujours le bon droit et la justice du côté de leur tombe. Sans paradoxe, franchement, je n’ai pas vu et je ne vois pas en quoi les premiers habitans de l’Amérique valent moins que ceux qui les ont subjugués. Ils me paraissent même supérieurs, sinon par leur intelligence, du moins par leur moralité, car la moralité d’un peuple consiste dans le désintéressement de sa conception de l’existence. L’Américain ne conçoit la vie que sous l’angle de la fortune : il ne met rien au-dessus de l’or. L’Indien, profondément religieux, méprise l’argent et n’attache de prix qu’à la liberté, à la douceur de la famille et à l’honneur de son village. L’Américain s’est fait des lois qui modèrent, entravent ou légitiment son désir de richesse. Il a des lois qui garantissent la propriété, des lois qui flétrissent le vol, des lois comme les nôtres, empruntées à nos codes. La plupart du temps, s’il ne les viole pas, il les tourne. L’homme habile est à ses yeux celui qui, moyennant un avocat et quelques milliers de piastres, achète les juges et dicte leur sentence aux tribunaux. L’Indien, lui aussi, a des lois, des coutumes, des rites. Il y demeure fidèle, et son souci de la communauté, son goût de la solidarité sauvegardent mieux son code non écrit que les gendarmes ne protègent nos pandectes rédigées, imprimées, dorées sur tranche. Et puisque nous sommes en Bolivie, l’histoire nous prouve que tout s’y achète,