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de la monnaie, leur en eussent cédé volontiers. S’ils voulaient prêcher la parole du Christ, ces mêmes Indiens les eussent écoutés, pour peu qu’on y eût mis de la patience et de l’onction. Ni leur soif d’or, ni leurs prétentions à la croisade ne justifient les pillages et les hécatombes. Les Pizarre, leurs rivaux et leurs successeurs furent des bêtes féroces. Ceux d’entre eux dont la cotte de mailles n’avait pas étouffé l’humanité, comme Sarmiento et Ondegardo, restèrent surpris des qualités morales de cet étrange peuple, et du caractère presque chrétien de ses cérémonies religieuses. Quelques Espagnols n’y virent même qu’une parodie de la vraie religion, inventée par Satan. D’autres crurent qu’un apôtre avait autrefois parcouru ces contrées, en y semant des vérités divines. On cita saint Barthélémy, grand voyageur, et qui eût ainsi découvert l’Amérique avant Colomb. Le fait est que, pour l’étroitesse d’esprit des dévots du XVIe siècle, la religion des Incas présentait d’extraordinaires analogies avec celle du Christ. Les Indiens avaient, une fois par an, à la solennité du Raymi, une fête, où, comme dans la Pâque chrétienne, on distribuait du pain et du vin : ils pratiquaient la confession et la pénitence, et possédaient des couvens de femmes. Les Vierges du Soleil entretenaient un feu sacré, à la façon des Vestales romaines, et, sous peine d’être enterrées vives, devaient observer strictement leur vœu de chasteté. Seul le fils du Soleil, l’Inca, pouvait les en relever à son profit ; lui seul pénétrait dans ces cloîtres. Quand il en distinguait une, la mystique élue le suivait dans ses jardins d’argent et d’or. Les Indiens étaient fort honorés que leurs filles fussent visitées par l’Incarnation du Soleil sur la terre.

— Vous comprenez, me dit un mes compagnons, que le clergé n’a eu garde de leur enlever ce sentiment. Les « tata » ont hérité du privilège des Incas, et leurs aventures amoureuses ne diminuent point leur prestige, au contraire. D’ailleurs ils ne s’en cachent pas. Quand vous allez voir certains curés boliviens, ils vous présentent le plus simplement du monde la mère de leurs enfans et leur kyrielle de moutards. Un de vos compatriotes en connut un qui, entouré d’une demi-douzaines de jolies filles, les lui présenta toutes comme ses sœurs. Mais, ne l’oubliez pas, cette liberté d’allures de nos prêtres ne porte aucune atteinte à leur ministère. Leur polygamie est si bien entrée dans nos mœurs que leurs ennemis eux-mêmes ne s’en font point une arme contre eux.

— Et, demandai-je, ces prêtres sont puissans ?

— Dites qu’ils peuvent tout ; le clergé tient la Bolivie. C’est sa plus haute citadelle, sa forteresse inexpugnable. Nous n’avons pas encore le mariage civil. Les prêtres ont répandu dans le peuple l’idée que, le jour où l’on pourra se marier devant un magistrat,