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à ses contemporains, vous ne savez rien vouloir sérieusement, si ce n’est peut-être l’égalité. Et encore on y renoncerait volontiers si chacun pouvait se flatter d’être le premier. Il faut donner à tous l’espérance de s’élever. Il faut tenir toujours vos vanités en haleine. La sévérité du gouvernement républicain vous eût ennuyés à mort… La liberté n’est qu’un prétexte. La liberté est le besoin d’une classe peu nombreuse et privilégiée par nature de facultés plus élevées que le commun des hommes ; elle peut donc être contrainte impunément ; l’égalité, au contraire, plaît à la multitude[1]. » Ces réflexions profondes, aboutissant à des applications quelque peu machiavéliques, nous révèlent un des principaux procédés de la politique napoléonienne.

Nous trouvons autrement de justice à notre égard chez les philosophes allemands, sauf Schopenhauer, dont on connaît la boutade : « Les autres parties du monde ont les singes, l’Europe a les Français. » Mais Schopenhauer a dit bien pire encore de ses compatriotes ! Le vrai rénovateur de la philosophie allemande, l’admirateur de Rousseau et de la Révolution française, Kant n’est pas resté, lui, à la surface des choses ; il est allé au fond et a dépeint les Français comme « essentiellement communicatifs, non par intérêt, mais par un besoin de goût immédiat », polis par nature et par éducation, surtout envers l’étranger, en un mot pleins d’un « esprit de sociabilité ». De là résulte « la complaisance dans les services rendus », une « bienveillance secourable », une « philanthropie universelle » ; ce qui rend un pareil peuple « généralement digne d’amour. » Le Français, de son côté, « aime généralement les autres nations » ; par exemple, « il estime la nation anglaise, tandis que l’Anglais, du moins celui qui n’est pas sorti de son pays, hait généralement le Français et le méprise. » Déjà Rousseau avait dit : « La France, cette nation douce et bienveillante que tous haïssent et qui n’en hait aucune. » Le revers de la médaille, selon le philosophe allemand, c’est une « vivacité que des principes réfléchis ne règlent pas suffisamment, et, malgré une raison clairvoyante, un sens léger (Leichtsinn) », fréquent en effet au XVIIIe siècle ; c’est aussi « l’amour du changement qui fait que certaines choses, uniquement

  1. Mémoires de Mme de Rémusat, I. 273, 392 ; III, 153.