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furent enlevées en quelques heures. En peu d’années il s’en vendit pour 2 millions de francs ; le fabricant y gagna une fortune. C’était pourtant un simple velours de soie, cylindre après avoir été « dérompu » par des passages alternatifs à la chaleur et à l’humidité. Le tout était d’avoir l’idée et de l’exploiter vite.

Pour les commandes qu’il fait ainsi, à ses risques et périls, d’étoffes qui lui sont exclusivement réservées, le négociant de luxe tient à conserver une avance minimum de cinq ou six mois sur ses concurrens ; aussi fait-il travailler à Lyon dans le plus grand secret. Il s’attache surtout à décourager les imitations par des nouveautés qui, séduisantes en soie pure, seront laides avec trame de coton. Entreprise difficile ! Au début de la « saison d’hiver », c’est-à-dire au mois de juin, date de départ des voyageurs de commerce pour l’Amérique, la place de Paris est sondée, explorée en un tour de main par les « échantillonneurs ».

On nomme ainsi les individus dont le rôle consiste à acheter quelques mètres de tous les articles nouvellement inventés, et à les envoyer, découpés en petits morceaux, aux maisons anglaises, américaines et allemandes qui ont contracté avec eux un abonnement à ce sujet. Ces courtiers, dont les services sont largement rémunérés par leurs correspondans, n’hésitent pas à payer fort cher les petites quantités qu’on leur vend à contrecœur, quoique avec un bénéfice énorme. Parfois même les concurrens pratiquent l’espionnage jusque sur les métiers, où ils cherchent à dérober des échantillons. Aussi la diffusion de chaque article se produit-elle très vite. Et, tandis qu’il se fait 300 mètres de l’original, il s’en fait 20 000 de l’imitation à prix réduit que des magasins de moindre envergure livrent à des cliens plus modestes. C’est là une des causes de la variation rapide des modes ; — l’élite se dégoûtant de l’étoffe nouvelle aussitôt qu’elle est devenue banale et la remplaçant par une autre, un peu différente, qui sera rare pour un temps.

Il y a deux ans apparurent les « impressions sur chaîne. » Leur effet atténué, d’une indécision voulue, s’obtenait par un premier tissage très lâche, permettant seulement à l’imprimeur de maintenir la chaîne sous sa machine. Après quoi la trame provisoire était enlevée, et la chaîne décorée repassait au métier pour s’allier définitivement à une trame unie. Ce procédé était à peine en faveur depuis dix mois que l’offre dépassait la demande ; la baisse survenait, chacun prenait peur, soldait ses stocks à perte, et la fabrication cessait. Aussi est-ce une règle commerciale de faire subir à tout article de fantaisie 50 pour 100 de rabais dans l’inventaire.