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Le tissage mécanique aborde de préférence les articles unis, d’une vente courante, ce qu’en langage de comptoir on nomme « des sortes suivies ». Une seule usine, dans l’Isère, à la Tour-du-Pin, s’adonne au « grand façonné », jusqu’ici l’apanage de ces ateliers retranchés sur le plateau de la Croix-Rousse, dont il ne restera guère dans dix ans, car il ne s’y fait plus un seul apprenti. Le domaine de la manufacture, au contraire, s’étendra forcément aux nouveautés de luxe, et déjà son influence est appréciable dans les prix auxquels ils sont descendus : il n’y a pas longtemps que tel satin damassé noir, coté maintenant 4 fr. 25 le mètre dans les magasins de détail, à Paris, s’y vendait 10 francs et que tel lamé pour robe de bal, offert à 12 fr. 50, ne s’obtenait pas à moins de 35 francs. Un brocart, qui eût coûté jadis 100 francs le mètre, en coûte aujourd’hui 25.


VI

Les économies de main-d’œuvre, sur ces dernières catégories, pourraient même être plus importantes, si l’on tirait de chaque dessin un bon nombre d’exemplaires. Mais il en est de la soierie comme de la littérature ; les progrès de l’instruction ont augmenté le débit des journaux et des romans beaucoup plus que celui des livres de science. Le grand public orne sa personne comme il meuble son esprit… au meilleur marché et à la vapeur. La fabrication des qualités communes ou ordinaires s’est par suite bien plus développée que celle des tissus de valeur.

Les grands magasins qui, par des commandes puissantes et par une engageante publicité, portant tous les semestres sur quatre ou cinq articles écoulés à prix de revient, ont développé le goût de la soie, fournissent la preuve de cette vulgarisation. Au Louvre, la moyenne, pour les 18 millions de francs vendus aux rayons soyeux, ressort à 3 fr. 50 le mètre. C’est que, contre un mètre à 18 francs, il s’en écoulera vingt à 2 francs. À côté des 3 millions et demi de kilos de soie, que la fabrique lyonnaise consomme chaque année, se placent 2 millions et demi de kilos de laine ou de coton qui, mariés avec eux, font le meilleur ménage du monde.

Nul ne trouve plus à cette mésalliance « déshonneur et scandale », comme au XVIe siècle, où les consuls faisaient saisir des velours ainsi adultérés. Les fabricans de 1896 n’auraient garde de se plaindre au gouvernement, ainsi que leurs prédécesseurs, en 1809, de ce qu’il sort de leurs maisons des « produits indignes », des « marchandises abjectes, que les ateliers de Suisse, d’Italie et