Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/786

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

héroïque de Béthulie passait surtout pour la personnification de la liberté populaire. On sait qu’après l’expulsion des Médicis, les zélateurs de Savonarole avaient placé la Judith de Donatello à l’entrée du palais gouvernemental de Florence avec l’inscription : Exemplum salutis publicæ cives posuere ; Michel-Ange ne fut pas sans doute fâché de statuer le même exemple jusque dans le palais des papes. On s’explique plus difficilement le choix de deux autres sujets dont je ne trouve pas de précédens chez les anciens maîtres ; mais les thèmes prêtaient excellemment à des prodiges de dessin anatomique : et n’était-ce point là une raison suffisante pour l’art d’un Buonarroti ?… Ces quatre peintures angulaires n’ont d’ailleurs d’autre destination que de relier entre elles les deux principales compositions de la voûte (la Genèse et les Prophètes) : ce ne sont que des œuvres épisodiques et presque des hors-d’œuvre ; elles n’en contiennent pas moins des parties remarquables qui méritent de nous arrêter un instant. Quel dommage que la scène du Serpent d’airain soit si mal emménagée et si mal éclairée ! Je ne connais pas dans tout le Jugement dernier d’épisode qui lui soit égal en vigueur du dessin et en expression tragique. L’inspiration du Laocoon est bien évidente ; mais c’est ici un Laocoon multiplié et varié, répercuté en des échos toujours plus déchirans : tout un écheveau de corps humains et de hideux reptiles que l’œil dévide avec admiration et angoisse. Ce que l’artiste, dans un cadre aussi étroit, a su renfermer de souffrances physiques et de tortures morales, de terreur et de pitié, est vraiment incroyable. Qu’il nous apparaît bien différent, au contraire, et d’un sentiment exquis dans la Judith ! Nous n’y voyons l’héroïne que de dos : elle a tourné la tête, comme effrayée d’un bruit à côté dans la chambre du meurtre ; et ce trait si féminin de la peur ôte à son action sanglante quelque chose de son atrocité repoussante, rend à la virago ce milk of human kindness dont parle le poète. C’est une conception toute nouvelle du sujet et d’une délicatesse bien surprenante pour Michel-Ange ; tout ce groupe de la femme de Béthulie et de sa servante a une grandeur et une simplicité éminemment classiques : on comprend et excuse l’erreur de ceux qui y ont cru reconnaître la reproduction d’une intaille prétendue ancienne[1].

  1. Une pierre gravée célèbre, conservée au Musée du Louvre, et représentant une scène de vendanges, montre à l’extrémité à droite un groupe tout à fait semblable à celui de Judith et de sa servante dans la Sixtine (V. Mariette, Traité des pierres gravées, n° 47). On a longtemps cru que la pierre était antique et qu’elle a inspiré la peinture de la voûte ; mais on sait maintenant qu’elle est une intaille du XVIe siècle, l’œuvre de Piermaria da Pescia, un ami de Michel-Ange. Piermariar évidemment, a fait un emprunt au triptyque de Buonarroti.