Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/781

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ancêtre du genre humain semble déjà vouloir pousser le cri de Job : « Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable ? Pourquoi la vie a-t-elle été donnée à l’homme dont la voie est inconnue et que Dieu a environné de ténèbres[1] ? » Le fond sombre, désolé du génie de Buonarroti n’apparaît peut-être nulle part avec autant de force que dans cette page immortelle.

Contraste piquant : c’est la femme, c’est Eve qui, dans cette tragédie de nos origines, témoigne de la joie de vivre et en rend grâce à Dieu !… Elle jaillit de la chair d’Adam toute ravie et ravissante. Avec sa carrure robuste, avec son corps éclatant de fraîcheur et de santé et ses cheveux flottant le long du dos et de la gorge, elle représente la vigueur et la beauté des âges primitifs. Ce n’est pas la belle jeune fille, comme on l’a justement observé, « mais la grande aïeule, splendidement construite en vue de l’amour et de la maternité, la première des épouses et des mères. » Elle n’en est que plus touchante dans son humble attitude de reconnaissance et d’adoration envers le divin créateur, envers le Jéhovah cette fois humain et paternel avant tout ! Il est seul cette fois, sans nul cortège d’anges ; il est debout et de plain-pied avec le fils de la terre doucement endormi, et la compagne qu’il vient de lui donner pendant le sommeil ; par son geste bienveillant et placide il semble instruire cette compagne sur le séjour d’Eden… Encadré entre les deux grandes scènes pathétiques de la création d’Adam et de sa chute, ce gracieux petit tableau d’Eve fait presque l’effet d’une idylle, et donne au regard comme une ouverture furtive sur le paradis si vite perdu.

Perdu par la faute de la femme, par la faute de cette Eve belle mais fatale !… Dans le récit de la Bible toutefois, — dans les peintures aussi de Masolino, de Masaccio, de Raphaël[2], — la faute est encore naïve pour ainsi dire, n’est qu’un péché de curiosité, une envie : « La femme considéra donc que le fruit de cet arbre était bon à manger, qu’il était beau et agréable à la vue ; et en ayant pris elle en mangea et en donna à son mari qui en mangea aussi[3]. » Michel-Ange, dans la Sixtine, amplifie le récit, creuse et assombrit le sujet avec une insistance marquée, presque cruelle et, tranchons le mot, inisogyne. Accroupie sous l’arbre de la science que le serpent enroule d’une spirale écaillée, Eve trahit une agitation fiévreuse. Son corps n’a plus l’éclat virginal du premier jour : il a été comme hâlé par le souffle brûlant du désir ; les lèvres sont crispées et les yeux singulièrement aigus. Elle vient

  1. Job, III, 20, 23.
  2. Dans la chapelle Brancacci et au plafond de la Segnatura.
  3. Genèse, III, 16.