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l’Ancien Testament, une cinquantaine de vignettes coloriées, pleines de grâce, de fraîcheur et d’élégance, telle sera, dans la loggia du second étage du Vatican, la célèbre décoration qu’on est convenu d’appeler la Bible de Raphaël.

Tout autre est, dans la chapelle palatine, la Bible de Buonarroti. Idylle et genre y sont rejetés au loin ; le novellino a fait place à un vaste drame religieux, à un immense mystère qu’anime le souffle brûlant de Savonarole. Le mystère embrasse le ciel et la terre, et donne comme un abrégé de l’histoire sainte en une suite de scènes — de visions — du premier jour de la création jusqu’à l’Incarnation du Verbe, de Jéhovah jusqu’à Jésus…

Ce premier jour du monde a inspiré à Michel-Ange un tableau d’une hardiesse sans égale : car quoi de plus hardi que de vouloir figurer le vide et rendre visibles les ténèbres du néant ?… « Le sujet nous reporte en deçà de la création. Le monde n’est pas encore ; que dis-je ? ni le temps, ni l’espace n’ont commencé d’être. Du fond obscur et terne comme d’un brouillard épais surgit une figure isolée avec une sorte d’effarement sublime, comme si elle était étonnée de sa solitude. Une tête, un buste, un bras, et c’est tout. C’est Dieu qui vient de se débrouiller du chaos ; il est monté des profondeurs de l’infini, il a traversé les flots du silence ; il émerge à la surface de la nuit ; il regarde et va prononcer le fiat lux ![1]… »

Le tableau suivant nous montre déjà Dieu dans toute l’impétuosité et dans toute l’ubiquité de son pouvoir créateur : il étend les bras, et « les deux grands corps lumineux luisent dans le firmament » ; il abaisse la main, et « la terre produit de l’herbe verte et des arbres fruitiers. » Il est à la fois présent et loin : dans le même cadre, nous le voyons de face et de dos ; il apparaît à droite dans la plénitude et la précision de sa forme magistrale, en même temps qu’il disparaît à gauche dans le violent raccourci d’un vaste tourbillon. Le cortège des anges lui-même recule ébloui et troublé devant cette éruption soudaine de l’omnipotence divine. C’est bien le Jéhovah tel que l’ont vu et décrit les prophètes des Hébreux : « Jéhovah c’est la tempête qui rugit, l’orage qui éclate, le feu qui brûle, le vent qui passe ; » mais c’est bien aussi le Verbe tel qu’essaiera un jour de l’interpréter le Faust de Gœthe : « Le verbe ? plutôt la pensée, ou mieux la puissance, ou mieux encore l’action)… » Pensée, puissance, volonté, tout cela se lit dans cette figure splendide, la représentation la plus auguste du Père éternel que l’art ait jamais trouvée, et à laquelle

  1. Emile Montégut. Philosophie de la Sixtine (Revue du 15 février 1870).