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la remise des clés à saint Pierre est la contre-partie de l’usurpation et de la punition de Coré et de sa troupe ; la dernière Cène du Seigneur correspond aux dernières recommandations de Moïse[1]… L’art du moyen âge s’est constamment fait l’interprète de ces associations et rapports typologiques que l’Eglise a tant aimé à établir entre l’ancienne et la nouvelle Loi, entre la Promesse et l’Accomplissement, entre le sacrifice d’Abraham par exemple et la Passion, le miracle de Jonas et la Résurrection, l’offrande d’Abel et la Sainte Messe. Mais nulle part ce parallélisme n’apparait aussi systématique, aussi inventif et même raffiné que dans la frise de la Sixtine ; et il est peut-être permis d’y reconnaître une inspiration personnelle et directe du premier pape ligurien, grande théologien comme on sait, et auteur du livre intitulé De sanguine Christi, un des traités les plus subtils et les plus scolastiques du siècle. Quant à l’idée tout autrement originale et jusqu’alors sans précédent d’un appel fait aux peintres les plus renommés du temps pour concourir simultanément à une vaste œuvre d’ensemble et d’un enchaînement logique, — idée vraiment romaine et centralisatrice, catholique dans le sens littéral du mot et bien digne d’un pontife-mécène, — on est généralement d’accord pour en rapporter l’honneur au neveu de Sixte IV, le cardinal Giuliano della Rovere, et on la rattache à son passage par Florence au mois de janvier 1481[2].

Lorsque ce neveu, vingt-trois ans plus tard, fut devenu le pape Jules II, il songea aussitôt à compléter une décoration si brillamment inaugurée jadis, et on connaît la pression tyrannique qu’il exerça à cet égard sur le génie récalcitrant de Buonarroti. L’artiste eut toutefois gain de cause quant au choix du sujet pour la peinture de la voûte. Le pontife avait d’abord projeté d’y mettre les douze Apôtres : les Actes lui semblaient le complément tout indiqué du Pentateuque et des Évangiles qui formaient déjà le thème de la frise ; et dans les célèbres arazzi destinés pour ces mêmes lieux[3], Raphaël a montré depuis tout ce que cette donnée des Apôtres comportait d’élévation, de splendeur et de richesse. Mais il est on ne peut plus caractéristique que Michel-Ange ait trouvé le projet de Jules II bien « pauvre »[4],

  1. La série continuait autrefois sur les parois du nord et du sud. Au nord, à la place occupée maintenant par le Jugement dernier, on voyait, des deux côtés d’une grande Assunta, Moïse exposé sur le Nil et la Nativité ; au sud, la Résurrection faisait pendant à la Contestation de l’archange Michel avec le Diable touchant le corps de Moïse, d’après v. 9. de l’épitre de saint Jude.
  2. Schmarsow, Melozzo da Forli, p. 210.
  3. Les arazzi ont décoré la chapelle Sixtine jusqu’au sac de Rome, en 1527.
  4. « D’après le premier projet, je devais exécuter les Douze Apôtres dans les lunettes et remplir le reste avec les ornemens d’usage. En abordant le travail, il m’a semblé toutefois, et je le dis aussitôt au pape, que cela ne serait jamais qu’une bien pauvre chose… » Récit de Michel-Ange à Fattucci, Lettere di Michel-Angelo, éd. Milanosi, p. 427. — M. Wölflin croit reconnaître ce « premier projet » dans un dessin à la plume conservé au British Muséum. (Jahrbuch preussischer Kunstsammlungen, III, p. 178 seq.)