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jugeons : elle peut même nous paraître le fait le plus notable de notre journée, et, en tout cas, elle est aussi importante à nos yeux que la plupart des ennuis ou des plaisirs privés que cette journée nous apporta. Mais, au bout d’un mois, une « première », si brillante et si parisienne qu’elle ait été, n’est plus qu’un événement petit et lointain, qui nous est devenu presque aussi indifférent que les autres petits événemens survenus pour nous le même jour ; et il nous faut un très grand effort pour en ressusciter en nous la mémoire.

N’allez donc pas me croire ou plus sévère ou moins impressionnable que jadis. Je ne sais pas trop comment cela se fait, et ce n’est pourtant pas moi qui ai changé : mais, d’une façon générale, les nouvelles productions dramatiques de mes contemporains me semblent moins belles et moins considérables, depuis que j’en dois porter un jugement mensuel et non plus hebdomadaire.

Ce que je ressaisis le mieux du Partage à l’heure qu’il est, ce sont deux scènes, sans plus ; très vraies, très complètes, très intenses, qui ont pour moi dévoré tout le reste, et qui, aussi bien, ont fait le grand succès de la pièce de M. Albert Guinon : une scène d’amour, ardent et exclusivement charnel ; une scène de jalousie réciproque, extrêmement douloureuse et purement charnelle aussi : car l’œuvre est harmonieuse dans son fond, sinon dans l’ensemble de sa construction extérieure.

Les deux amans, Louisette et Raymond, sont tout à fait quelconques, et cela est très bien vu. Car l’aventure de la chair est la même pour tous ; ou, du moins, ce par quoi un corps se fait aimer d’un autre, se distingue pour lui de tous les autres corps et leur devient préférable, est quelque chose ou d’inexplicable ou de difficile à expliquer sur un théâtre. Et quand on pourrait indiquer que telles particularités physiques ont amené la « possession » mutuelle de deux damnés du désir, il faudrait encore chercher pourquoi ce sont justement ces particularités-là, et c’est ce qu’on ne trouverait point. Donc, il nous suffit de savoir que Raymond Talvande et Louisette Rougier se désirent et se possèdent furieusement ; nous savons assez ce que cela veut dire ; ils peuvent être ou avoir été d’autre part tout ce qu’il leur plaît ; et la connaissance de leur caractère, de leurs antécédens, et tout leur curriculum vitæ ne nous apporterait aucune lumière sur leur cas, qui est merveilleusement simple et brutal.

Le seul « signe particulier », bien inutile, de Raymond, c’est qu’il est paresseux comme un loir et d’un égoïsme féroce, et qu’il s’y complaît, sous prétexte qu’il avait dix ou douze ans lors de la défaite. Cela paraît un peu niais, s’il est évident que la secousse de 1870 a pu produire, chez d’autres hommes du même âge, l’effet précisément