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gémissante : « Ami, bon ami, maître ! » Est-il possible, serait-ce vraiment Joe l’effronté, l’indomptable, l’incorrigible, cet être humilié qui, ne pouvant approcher davantage du maître qu’il a tant aimé et tant volé, s’agenouille devant la barrière dressée entre eux et touche la poussière à ses pieds ? Oui ! sa vie aura été joyeuse, passionnée, mais courte ; le mal a fondu sur lui avec une rapidité si terrible qu’il peut s’attendre, plus heureux que bien d’autres, à une mort prochaine. Et il languit après Lahaina, et il évêque de chers souvenirs, et il chante comme autrefois pour son maître qui, à travers l’obscurité, ne distingue plus, Dieu merci, cette figure, devenue pareille à celle d’un monstrueux reptile. Joe chante, un pied dans sa fosse béante ; d’autres voix lui répondent. La mer se joint au concert, et le maître retrouvé profite des ténèbres qui s’épaississent pour fuir, le cœur serré.

Mais où l’horreur de cette reine des épouvantes, la lèpre, nous apparaît surtout, c’est à la fin de l’esquisse intitulée : les Danses de nuit à Waipio. Le massage hawaïen, qu’on appelle lomi-lomi, et le hula-hula, défendu alors, mais toujours dansé en secret, y sont peints avec verve. Puis, tout à coup, en pleine description d’exercices chorégraphiques qui pourraient porter le nom d’hystérie et qui durent, sans que par miracle personne en meure, depuis le lever de la lune jusqu’à l’aube, se trouve rappelée, — contraste effroyable, — certaine fête macabre à l’hôpital de Molokaï. Ce ne sont plus là de belles jeunes filles tordant des hanches lascives et battant l’air de leurs bras nus dans toutes les attitudes de la séduction, mais des mutilés, des infirmes qui se rassemblent, une fois la nuit venue, dans la chambre des morts éclairée pour la circonstance. Deux ou trois jeunes gens possédant quelques doigts de reste ont retrouvé des airs joyeux sur leurs flûtes de bambou ; des voix qui n’ont plus rien de musical s’élèvent en chœur, et les jambes paralysées à demi de s’agiter dans un croissant délire. La passion de la danse galvanise peu à peu ces misérables ; un lépreux à demi aveugle saisit une femme au visage de Gorgone. Excités par leurs efforts mêmes, enivrés de l’odeur quasi cadavérique qui remplit la salle, les couples se livrent à un tournoiement vertigineux ; ayant atteint le paroxysme de l’excitation, ils réclament à grands cris le hula-hula et en jouissent jusqu’à complet épuisement. C’est avant l’arrivée du Père Damien que fut dansée cette mémorable danse des morts. Son ami ne nous dit pas si le catholicisme a exorcisé la déesse impudique qui préside au hula-hula et à laquelle on offre encore de légers sacrifices ; mais il affirme que les Hawaïens catholiques sont beaucoup plus pieux que les convertis protestans, trop souvent livrés à la direction d’un clergé indigène.