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IV

« L’après-midi tirait à sa fin dans ce port des tropiques ; déjà la chaleur s’apaisait et l’aveuglante lumière était tempérée par l’humidité prochaine de la nuit. Encore un peu et le soleil s’enfoncerait silencieusement dans l’abîme des flots, encore un peu et le crépuscule bien court, mais exquis, baigné de splendeur l’espace d’une minute, se parerait d’étoiles tremblantes.

« Dans un tel moment, je fus arraché aux charmes de rêverie et de paix que vous versent les parfums du soir par un cri perçant ; on eût dit la protestation angoissée d’un cœur qui se brise. Et ce n’était pas une seule voix ; une autre, d’autres encore déchirèrent le silence jusqu’à ce qu’une clameur de désespoir sonnât au-dessus des maisonnettes basses qui peuplaient le petit bois, entre l’endroit où je me trouvais et le rivage. Non sans émotion, je courus vers la mer et j’eus vite fait de rattraper une triste procession de femmes en pleurs escortant quelques malheureux que l’on conduisait en toute hâte à l’esplanade de Hono-lulu. La mort mettait déjà sa triste empreinte sur ces physionomies stupéfiées. Un petit vapeur attendait la cargaison humaine qui fut hissée à bord. Alors, dans les quelques instans qui s’écoulèrent entre le départ et la sortie du port, cette même plainte lamentable se renouvela poussée par des voix confondues d’hommes, de femmes et d’enfans. Groupés sur l’extrême bord du quai, ceux qui restaient tendaient les bras et se tordaient les mains, tandis que des ruisseaux de larmes coulaient sur les joues d’une pâleur de cendre. Les exilés, debout sur le pont, restèrent quelque temps silencieux, puis leur agonie se fit jour et un nouveau cri qui n’était pas de ce monde vibra sur la mer tranquille : c’était leur adieu, un long adieu. Et le soleil qui venait de toucher l’horizon parut s’arrêter, tandis que la mer se changeait en une grande nappe enflammée. Des langues de feu se jouaient parmi les petites vagues soulevées par la brise du soir, et les larges rayons dardés de nuage en nuage y allumaient une gloire qui finit par gagner tous les pics de cette île adorable surmontée d’une couronne d’or rougi. Les palmiers eux-mêmes se transformaient en or, leurs panaches brillaient à chaque ondulation rythmée dont ils accompagnaient la sourde mélodie du reflux au-dessous d’eux.

« Ainsi s’effaça, comme un atome sur la mer miroitante, cette barque infortunée. L’éclat du couchant est bref non moins qu’intense dans les régions tropicales ; l’irruption soudaine de la nuit jeta un voile sur ce tableau de deuil auquel, si fréquent qu’il soit, l’observateur le moins sympathique ne réussit jamais à