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que Moscou est un cercle dont la circonférence est partout et dont le centre n’est nulle part ; et Belcour, au siècle dernier, ne voyait ici qu’un « assemblage de plusieurs villages disposés au hasard et formant ensemble un labyrinthe où l’étranger trouve malaisément son chemin. » L’un et l’autre exprimaient cette indétermination, cette lourde homogénéité, traits spéciaux de la physionomie de Moscou. Car, bien que la ville éprouve, comme d’autres, une attraction vers l’ouest et qu’elle ait là son Bois, le Pétrovskyi Park, elle ne connaît pas, comme Londres et comme Paris, ces pôles opposés du luxe et du travail, ni ne souffre de cette dissociation qui se fait fatalement sentir quand l’attraction vers le centre a disparu.

À peine quelques magasins de style européen ont-ils remplacé les boutiques russes du Zemlianyi Gorod, quand la rue de Tver débouche devant la porte de la Résurrection ; là, entre les deux baies jumelles, se dresse comme une guérite la chapelle de la Vierge d’Ibérie ; plus loin, s’étend la Place Rouge ; l’étrange église de Saint-Basile, debout à l’autre extrémité de l’esplanade, apparaît un instant, réduite dans la perspective, inscrite tout entière sous l’encadrement d’un des porches ; puis un izvodchik qui passe la cache avec sa tête, découverte en l’honneur de la Vierge.

Tournant à droite, je longe, à travers le jardin Alexandre, le Kremlin radieux à cette heure brève de soleil couchant ; la longue escarpe soutient la terrasse, la colline plutôt, sur laquelle sont assis le Potéchnyi Dvoretz et l’Oroujeinaïa palata ; l’un, vert d’eau, ouvre ses balcons et lève ses stores pour quelque hôte illustre ; l’autre, rougeâtre, aux fenêtres grillées, garde les trésors impériaux. Les tours mongoles, dont les bases et les sommets sont verts, interrompent la dentelure continue et rose des hauts merlons orientaux ; puis la courtine s’arrête subitement pour se retourner parallèlement au fleuve. Là, l’entrée Tainitzkaïa, au porche ogival orné d’une image que veille une lampe, présente son couronnement étagé ; au-dessus du toit effilé, telle une flamme sombre sur un cierge aigu, s’éploie l’aigle double dont une tête s’appelle armée et l’autre religion.

La foule, la masse plutôt, se meut lentement par la Pretchistenka. Elle borde le trottoir d’une haie attentive au va-et-vient de la chaussée ; elle s’attarde devant les illuminations isolées, par lesquelles on essaie l’effet des lampes de couleur et des transparens. Une rue tout autre déjà que celle de ces derniers jours, plus populeuse et plus animée, et qui raconte assez que l’Empereur vient d’arriver. Des équipages aux livrées impériales, d’autres aux cocardes des grandes nations, de simples izvodchiks venus par