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fût découragée d’avance ; mais il n’en est pas ainsi, et il suffirait d’un peu de bonne volonté de part et d’autre pour arriver à un dénouement acceptable pour tous. Lord Selborne, sous-secrétaire d’État aux colonies, et gendre de lord Salisbury, vient de prononcer aussi un discours sur ce sujet délicat, qui, malgré tant d’efforts pour le chasser des esprits, y revient toujours comme une éternelle obsession. Le ton de lord Selborne trahit quelque impatience, quelque irritation même : cependant certaines de ses paroles sont bonnes à relever. Lord Salisbury avait dit que l’Angleterre n’abandonnerait pas actuellement une acre du terrain qu’elle occupe. Lord Selborne se borne à mettre à l’évacuation future des conditions trop vagues pour être discutées ; mais quant au principe même de l’évacuation, il ne le conteste pas. « Je partage entièrement, dit-il, le regret qu’éprouvent tous mes auditeurs que, après Tel-el-Kébir, en 1882, alors que nous avions les mains libres et carte blanche, nous nous soyons encombrés d’une promesse tout à fait gratuite d’évacuer l’Egypte à une date indéterminée ; mais ce qui est fait est fait. Nous avons fait cette promesse à l’Europe et nous la tiendrons à l’Europe. » On voit que le gouvernement de la Reine n’est pas prêt à suivre l’impulsion de lord Beresford et à déclarer qu’il n’évacuera jamais l’Egypte. Il n’ignore pas que le mot « jamais » n’appartient point au vocabulaire de la politique. Qui sait si, dans un avenir plus rapproché qu’on ne le croit, les loyaux et généreux conseils de MM. John Morley et Courtney ne prévaudront pas sur les inspirations d’une politique à plus courte vue ? L’avenir reste ouvert, et les voltes-faces que les hommes politiques anglais savent si lestement faire pour s’accommoder à des situations changeantes et à des intérêts mobiles ne sont pas de nature à nous interdire tout espoir.


Dans son discours, lord Salisbury a prononcé un mot médiocrement respectueux pour le prince de Bismarck, mot qui n’est peut-être pas tout à fait compensé par le qualificatif qu’il a adressé à l’ancien chancelier en l’appelant « le plus grand homme d’État de la fin de ce siècle. » Le prince de Bismarck, au cours des révélations dont il encombre de plus en plus les journaux, a exprimé l’avis qu’il y avait entre l’Angleterre et la Russie un antagonisme permanent et nécessaire, une opposition d’intérêts absolument irréductible. Ce n’est pas l’avis de lord Salisbury, et ce n’est pas le nôtre non plus. Il y a heureusement peu d’antagonismes de ce genre, et si l’Angleterre devait un jour en rencontrer un, ce serait plutôt avec l’Allemagne qu’avec la Russie. Quoi qu’il en soit, lord Salisbury a attribué l’espèce de sentence portée par le prince de Bismarck à la « superstition d’une diplomatie vieillie. » Que les temps sont changés ! Jadis, lorsque le chancelier de l’empire prenait la parole et qu’il daignait communiquer au public quelqu’une de ses pensées, l’attention était ardemment éveillée et l’ad-