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et des plus solennelles sanctions, que la seule vraie beauté est celle de leur temps. » Très sincèrement il s’imaginait que cette poésie était la plus belle de toutes, qui lui parlait des choses qu’il sentait le plus fort au moment même où il les sentait. Et il se grisait de ces rythmes légers. Il admirait la hardiesse d’un art qui « prenant les modes, les habitudes, toute la vie extérieure de son époque, par un pouvoir magique le transmuait en or. Sous la main de Ronsard le monde devenait à la fois plus profondément sensuel et plus profondément idéal. Et pareil à un sorcier, on eût dit qu’il faisait de la rose et du lis quelque chose de plus qu’en avait fait la nature… Jamais encore les mots, les simples mots, n’avaient eu autant de sens. Quelle expansion, quelle liberté de cœur, dans le langage ! Combien ces lignes écrites étaient parentes du chant ! »

Et, des poèmes, l’imagination de Gaston allait au poète. Il rêvait de voir Ronsard, de s’entretenir avec lui, l’imaginant, comme son art, gracieux et robuste, avec le privilège d’une jeunesse éternelle. Aussi eut-il grand’peine à contenir les battemens de son cœur lorsqu’un soir d’automne, après avoir traversé les vastes plaines de la Beauce et les collines du Vendômois, et suivi le cours sinueux du Loir aux eaux claires et vives, il découvrit à ses pieds, dans une vallée où les petits bois alternaient avec des prairies, la masse sombre du prieuré de Croix-Val, dont Ronsard, par une faveur spéciale du roi Charles, et bien que laïc, était devenu prieur.

« Dans un jardin dont les hautes murailles étaient couvertes de fruits en espalier, à travers la porte grande ouverte, Gaston aperçut une maigre figure au nez crochu, une vraie figure de sorcier. C’était un homme occupé à bêcher, trop occupé sans doute pour relever la tête, et pour regarder les passans. Ou bien était-il donc sourd, pour que trois fois Gaston ait dû lui répéter sa question : « Sa Révérence le Prieur, pourrais-je le voir ? » Enfin la réponse vint : « Vous le voyez devant vous ! » Et un visage tout en nerfs, en nerfs agités et vibrans, se tourna vers le jeune homme avec un regard bienveillant, où se lisait une vanité agréablement réveillée… Le grand poète avait toujours aimé le jardinage. Il s’y livrait maintenant avec passion, pour lutter contre la goutte qui l’avait envahi : s’intéressant, en vérité, non pas à des fleurs de choix comme aurait pu l’imaginer Gaston, mais à de bons légumes pour son garde-manger. Une cloche sonna. Ronsard jeta sa bêche, et conduisit son visiteur à la chapelle du prieuré, non sans avoir examiné en connaisseur la girouette, sur le clocher, et annoncé pour le soir une tourmente de neige. Et bientôt Gaston le vit, la tête coiffée d’une calotte pourpre, et vêtu d’un élégant surplis, assistant son confidentiaire qui officiait à l’autel. »

Puis vint l’heure du souper, et le prieur, dépouillant sa dignité