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d’une mine d’or. Il m’entretient de sa vie dans le désert, sous un méchant « rancho » de planches et de toile. Je sens en lui une grande fatigue, une tristesse infinie. Voilà trente ans qu’il traîne son existence dans la poussière de la pampa. Le pauvre argent qu’il y a gagné a fui entre ses doigts. Il n’en eut jamais assez pour retourner au pays, il en eut trop pour vivre toujours d’une vie modeste. Aujourd’hui sa maturité incline vers la vieillesse, une vieillesse stérile comme la crête des dunes, et qui n’a pas même, comme elle, l’espérance d’un couchant rose. Sans famille, sans affection, la double solitude du cœur et du désert l’enveloppe.

Ce soir, on m’apprend sa mort. Il était remonté hier à la mine, et ce matin l’apoplexie l’a foudroyé. On l’a enfoui, encore chaud, dans le sable, et on a planté sur lui une petite croix de bois, pareille à celles que j’ai vues sur les routes de Tarapaca. Les huit ouvriers qu’il commandait ont dû se consoler de sa mort en buvant et en mangeant toutes les provisions.


Lundi soir.

Le cirque à Antofogasta : un cirque français. Je voudrais écrire le roman comique de ces forains qui parcourent l’Amérique du Sud et qui vont parfois jusque chez des peuplades d’Indiens sauter dans leurs cerceaux et faire miroiter aux torches le cliquetis de leur clinquant. Plus heureux que la plupart de nos saltimbanques, ils ont des chances de s’enrichir. Et quel mouvement dans leur vie, quel pittoresque ! Ce sont les seuls artistes que les Chiliens, Boliviens et Péruviens apprécient et paient. Ce soir un clown, enfariné et barbouillé de lie, cocasse, jouait des airs délicieux en frappant d’un petit marteau sur un clavier de bois. Il rythmait ses mesures de contorsions et de grimaces, et le public applaudissait à tout rompre, mais, parfois, son rare instinct de musicien l’emportait sur les nécessités du métier ; visiblement il s’oubliait et se laissait entraîner par le charme mélancolique de la mélodie. Ses yeux se voilaient ; un sourire plus fin atténuait l’horreur de cette plaie béante, sa bouche. Les spectateurs désappointés s’impatientaient et leurs murmures le rappelaient au sentiment des convenances. Il se reprenait alors à rouler des prunelles hagardes et à tirer la langue. Les petites écuyères, des fillettes de dix à quinze ans, ne recueillaient dans leur voltige aucun encouragement. L’une d’elles, en vérité fort jolie, et qui n’eût pas manqué d’éblouir en France même une assemblée de paysans, évoluait au milieu de l’indifférence générale. Mais le lutteur soulevait un frénétique enthousiasme. Songez donc : un lutteur gavacho qui « tombait » des gringos et des