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J’étais alors le premier comique de la troupe et j’avais une manière à moi de chanter le couplet…

Et, brusquement, rejetant sa chevelure en arrière, le bras tendu comme vers un invisible trou de souffleur, le nabab argentin entonna un morceau de son vieux répertoire.


Lundi soir.

Je sais à Antofogasta un endroit délicieux, un bout de trottoir où l’on voudrait vivre. C’est devant une petite échoppe de légumes et de fruits. Le soir, quand la brise promène une ombre de fraîcheur dans les rues et que la porte de la boutique s’ouvre, on respire en passant la senteur fine des pommes, l’haleine parfumée des bananes, l’odeur plus franche de la verdure. Cela vous étonne, comme une image longtemps endormie qui, sans que nous eussions rien fait pour l’évoquer, surgirait tout à coup dans nos prunelles. Et l’on pense aux jardins, aux vergers, aux prairies, dont on ne sut point apprécier la maternelle douceur. Jamais mon passé ne m’a paru plus riant.


Mercredi soir.

Au milieu des fournaises, du fracas, de la fumée et de la poussière, à Playa-Blanca, dans un chalet où l’administration a établi ses bureaux et installé un laboratoire de chimie, et dans ce laboratoire, vit tous les jours, de huit heures du matin à six heures du soir, un petit homme, coiffé d’une casquette, grisonnant, doux, méticuleux, actif, dont les gros yeux bleus sont pleins de candeur, dont les lèvres, hérissées d’une moustache poivre et sel, dessinent un sourire d’enfant, et qui classe, étiquette, époussète, pèse, soupèse des cailloux avec le même souci que Spinoza frottait et polissait ses verres de lunette. Il se nomme Latrille ; c’est un savant, un poète, un homme exquis, l’amoureux du désert. Il y vit depuis vingt-cinq ans ; il l’a exploré en tout sens ; il en connaît tous les gisemens, tous les secrets ; il en a dressé une carte qui me semble un chef-d’œuvre de patience et aussi d’amour ; il en a écrit l’histoire dans des revues scientifiques, sans autre récompense que son propre plaisir ; il en a dénombré les richesses, sans autre but que de rendre service à la science ; il est laborieux, probe, point vaniteux, mais fier, et pauvre. Depuis un quart de siècle qu’il parcourt ces régions et y fréquente d’impudens agioteurs, les richesses qui se sont culbutées devant lui n’ont point excité sa convoitise. Il attache moins de prix à l’or qu’à l’hypothèse scientifique. Il est de ceux qui passent leur vie à déchiffrer une broderie au bas de la robe d’Isis, et dont la vénérable déesse rétribue la persévérance on communiquant à leur âme un peu de sa sérénité.