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Les femmes, généralement laides, sont en cheveux, quelques-unes vêtues de jupes roses, maculées de taches, les autres, cendrillons maigrichonnes ou flasques maritornes, habillées de robes foncées, dont l’ouverture s’entre-bâille. Les hommes portent leurs vêtemens de travail : gros souliers, pantalons, dont la ceinture laisse passer la chemise bouffante, vestes graisseuses, chapeaux de paille ou de feutre noir aux bords tordus. Au fond, sur un comptoir en zinc, les grands verres débordant de chicha s’enflamment de lueurs fauves, et la légion des bouteilles de bière fait reluire ses petits casques d’argent. Dans l’embrasure de la fenêtre, une vieille décharnée plaque des cacophonies sur les touches du piano, dont ses doigts ont la couleur ivoirine, et elle semble hébétée de l’air criard qu’éternise le mécanisme de ses bras. Accroupie, et la tête appuyée à la colonnette du vieux clavecin, une fille échevelée et enfarinée, les narines écartées et la bouche saillante, tape sur un tambourin de bois et lance ces stridulations que nous entendions tout à l’heure. Nous nous sommes glissés jusque dans la salle : aussitôt qu’on nous aperçoit, un grand gaillard court au comptoir et nous en rapporte un vase de chicha, où, bon gré mal gré, il nous faut tremper les lèvres. La nuit n’était pas encore assez avancée pour que l’ivresse abrutît les danseurs ou imprimât à leurs poses un caractère trop symbolique ; mais l’atmosphère de la pièce, chargée de sueurs et d’alcool, commençait à cuire les teints et à débrailler les gestes. Nous sortîmes.

— Maintenant, dit l’un de mes compagnons, allons où les rotos ne vont pas.

Chemin faisant, nous rencontrâmes quelques établissemens du même genre que celui que nous venions de quitter, puis notre guide nous introduisit dans une maison d’honnête apparence, dont la porte était grande ouverte.

— Où sommes-nous ? demandai-je.

— Admettez, me répondit-on, que nous vous ayons mené dans une honorable famille qui donne une sauterie à ses intimes. Plus d’un étranger y a été pris. D’ailleurs, soyez persuadé que personne ici ne jouera la comédie pour vous.

Nous traversons un vestibule éclairé, qui s’évase en partie couvert. Au fond, un salon très simple, où les chaises et les fauteuils font tapisserie. Nous nous trouvons évidemment chez de braves bourgeois qui attendent les danseurs. A l’entrée du patio, assise dans un vieux fauteuil, devant une table à ouvrage, qu’illumine doucement une lampe de cuivre à l’abat-jour rose, une vieille dame, dont plus de cinquante ans n’ont pas effacé la beauté, promène l’aiguille dans la laine, et, près d’elle, un jeune homme, son fils à coup sûr, lit le journal à mi-voix. Charmant