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blanches, qui avaient la forme oblongue des coupelles et qui perçaient l’ombre de pâles éclairs. Chacune d’elles vaut de trois à quatre mille francs. J’en soulevai une : je la trouvai lourde, étrangement lourde. Elle pesait pour moi toute la fatigue d’une année de travail.

Mon guide ne m’a lâché qu’après m’avoir promené à travers les ateliers de construction et les jolis chalets où vivent les employés. La compagnie a fort bien installé ses ingénieurs, ses surveillans et ses contremaîtres. Du reste, elle les laisse libres d’habiter Antofogasta, et plusieurs d’entre eux ont à la fois leur maison à la ville et leur appartement chez elle. Quant aux ouvriers, deux trains par jour, l’un le matin, l’autre le soir, amènent et remportent ceux qui n’ont pas voulu loger dans l’infect village, où s’arrête le tramway.

Je m’en suis revenu par les grèves solitaires, à l’heure où le soleil couchant survit encore à la tombée du jour, et je me suis senti affreusement triste de ma journée. Playa-Blanca m’a presque fait regretter les officines de Tarapaca. Elles sont plus vivantes, plus humaines ; je les aime mieux que cette immense cité de machines retentissantes et d’atmosphère sulfureuse. J’ai remporté l’impression d’avoir erré dans un vaste délabrement très compliqué et parmi des décombres sans grandeur. Une fonderie d’argent : que ces mots sonnent joliment à l’oreille ! Quelles riantes images ils éveillent en nous ! C’est comme un son de cloche qui tinte à travers notre imagination. O réalité ! J’ai encore dans les yeux cette poussière, plus fine et plus grise que la cendre, cette poussière dont mes vêtemens sont couverts et que j’ai respirée durant de longues heures, cette poussière qui s’envole des broyeuses, et qu’on balaie toutes les semaines, pour la répandre dans les fours, et pour en extraire de l’argent, car elle en contient, la misérable ! Le bruit horrible des machines m’a rendu sourd : les acres émanations de soufre m’ont desséché la gorge et me mettent de l’acide sur les lèvres. Et de quelque côté que je me tourne dans cette Amérique du Sud, je ne vois que des gens hallucinés par le métal, des visages que le souci du gain contracte, des prunelles vidées de pensées généreuses, des esprits incapables de rien concevoir en dehors des moyens de s’enrichir, des fainéans grassement payés pour permettre aux habiles d’agioter à leur aise, des êtres enfin qui me font l’effet de champignons douteux poussés sur un fumier d’or. Je ne suis pas depuis une semaine à Antofogasta et déjà me voici au courant de tripotages sans nombre, de haines hypocrites, qui se guettent au coin des contrats, de jalousies qui compromettent des intérêts généraux. On se traite de bandit dans le dos l’un de l’autre. On m’objectera que, si on