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plus abominable hôpital de la convoitise humaine. La fièvre du chèque, la boulimie de l’or, la danse de Saint-Guy des millions, la peste noire de l’égoïsme, sans parler d’autres contagions moins allégoriques, vous avez tout vu. J’habite depuis cinq ans Iquique, et je ne saurais vous dire à quel point je jouis de ce spectacle. J’en éprouve une telle volupté que, m’offrît-on un château dans votre douce et plantureuse Touraine, où j’ai voyagé, je le refuserais pour assister plus longtemps à la décomposition de ce peuple.

Ses dents luisaient terriblement : je ne m’imaginais point qu’un tel sadisme intellectuel fermentât dans l’âme de cet ancien ministre ; et je le regardais, presque abasourdi.

— Ah ! ah ! continua-t-il, vous ne me comprenez pas ! Vous oubliez que je suis Péruvien et que cette terre nous fut volée par le Chili, oui, volée, monsieur ! Les Chiliens l’ont annexée pour la livrer en pâture aux agioteurs et aux croupiers de leur douane. Ça leur portera malheur ! Leur conquête nous vengera mieux qu’une armée victorieuse. Le guano nous a perdus, le salpêtre les ruinera. Rien ne démoralise plus vite une nation qu’un débordement de richesse, qui semble infini parce qu’il est torrentiel, et qui ne sollicite aucun effort méritoire parce qu’il est passager. Quand les machines se rouilleront à Tarapaca, dans un désert stérilisé, alors seulement le Chili se réveillera, comme un fumeur d’opium abruti par son rêve. Le flot d’or tari, il ne restera plus que le limon charrié et l’atmosphère viciée pour longtemps. On verra la génération du salpêtre se répandre à travers la république et y propager son défaut de sens moral et sa grossièreté d’esprit. D’ailleurs le mal est commencé : consultez les commerçans étrangers établis au Chili depuis vingt ans, il n’y en a pas un, pas un seul qui n’aura constaté le dépérissement de la probité et les progrès de la mauvaise foi. Ils vous diront tous que jadis le Chilien avait l’honnêteté rigide et ne plaisantait pas sur la parole donnée, qu’il était sévère pour lui-même, moins aveuglé par les questions de lucre, plus préoccupé de l’intérêt général. La forte race, monsieur ! pas distinguée, mais robuste comme une forêt de chênes et résistante comme des forteresses basques. Vous l’avez comparée à la race romaine, je crois : elle le méritait, et, si je l’avoue, personne n’a le droit d’en douter. Aujourd’hui la malaria d’Iquique fait singulièrement vaciller sa belle flamme d’honneur. Les membres des plus hautes familles laissent protester leur signature ; les particuliers vivent sur l’emprunt ; les banquiers spéculent sans vergogne ; on ne songe qu’à la rapine. C’est tout à fait comme au Pérou, du temps des guanos ! Patience : ça deviendra pire. Et c’est pourquoi je ne me fatigue point