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L’étrangère Dictynna, M. Bérard le dit fort bien, est une déesse marine venue de l’Océan, comme notre Eurynomé ; son filet est un filet marin, le méandre des flots aux mailles dorées que connaissent tous ceux qui ont navigué sur les mers de Grèce au soleil levant.

Il ne faut pas se figurer autrement les vieilles images en bois qu’Harmonie avait faites avec les sculptures qui étaient à la proue des vaisseaux phéniciens. Chacun a pu voir les figures en relief, le plus souvent coloriées, qui décorent la proue de nos vaisseaux ; ces génies ailés ou ces femmes demi-nues, dont le torse seul est sculpté et dont les jambes se perdent dans les ornemens de la quille ou finissent en queue de poisson. L’existence de cet usage chez les premiers navigateurs nous est attesté par un passage fort curieux d’Hérodote. L’historien grec dit, en parlant du dieu Phtah, ce nain grotesque, que ses statues ressemblent aux patèques que les Phéniciens mettaient à la proue de leurs navires. Les patèques et les sculptures de bois dont parle Pausanias appartiennent à la même catégorie de représentations ; xoana et patèques sont deux formes différentes d’une pratique qui s’est perpétuée jusqu’à nous.

Nous avons là un exemple frappant de la persistance des croyances populaires au travers des changemens de religion. Les noms ont changé, les symboles antiques ont survécu aux dieux qui régnaient autrefois sur toute l’étendue de la Méditerranée. Cela veut-il dire que la grande déesse orientale ait eu de tout temps et partout le caractère d’une divinité marine ? Non. Il est possible que ce caractère ne se soit développé chez elle qu’entre les mains des Phéniciens. Les déesses de ces hardis marins devaient devenir des divinités marines au contact des flots salés, suivant une loi constante en mythologie qui veut que les mythes se transforment suivant les milieux dans lesquels ils se propagent.

Cette confusion perpétuelle de divinités représentant des idées différentes choque les habitudes de clarté que nous portons jusque dans les questions de métaphysique et que nous prêtons volontiers aux anciens. Voilà une déesse qui, par certains traits, rappelle Minerve et les Gorgones, et qui est à la fois Déméter et Aphrodite. La confusion n’existe pas dans notre esprit, elle était dans la nature des choses. Les Sémites n’ont jamais mis entre leurs divinités les distinctions bien nettes que nous avons établies. Au fond, ils ne reconnaissaient qu’une grande déesse, à la fois mère et vierge, comme Tanit à Carthage, qu’ils adoraient sous son triple aspect céleste, terrestre et infernal, et qui changeait de nom suivant les lieux où elle était adorée et les attributs qui caractérisaient son image. Le génie des Grecs les a