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étaient ses ténèbres ; sainte sa corruption. Ce jeune idolâtre, je l’ai préparé pour toi, chère et douce sœur des Soupirs ! Prends-le maintenant sur ton cœur, et prépare-le pour notre terrible Sœur. Et toi, — se tournant vers la Mater Tenebrarum, — reçois-le d’elle à ton tour. Fais que ton sceptre soit pesant sur sa tête. Ne souffre pas qu’une femme, avec sa tendresse, vienne s’asseoir auprès de lui dans sa nuit. Chasse toutes les faiblesses de l’espérance, sèche les baumes de l’amour, brûle la fontaine des larmes ; maudis-le comme toi seule sais maudire. Ainsi sera-t-il parfait dans la fournaise ; ainsi verra-t-il les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qui sont abominables et les secrets qui sont indicibles. Ainsi lira-t-il les antiques vérités, les tristes vérités, les grandes, les terribles vérités. Ainsi ressuscitera-t-il avant d’être mort. Et notre mission sera accomplie, que nous tenons de Dieu, qui est de tourmenter son cœur jusqu’à ce que nous ayons développé les facultés de son esprit. »

Quincey ne pouvait oublier son humble amie d’Oxford-street dans cette récapitulation des souffrances humaines. Il pensait à la pauvre Anne et à sa cruelle, mais banale, histoire en écrivant la Fille du Liban[1], où une malheureuse comme elle est relevée, sauvée et glorifiée par un homme de Dieu qui la rencontre de nuit dans un carrefour de Damas, et qui n’est rien moins que l’un des quatre Évangélistes. Je suis contraint d’abréger.

Au coin d’une place, à la lueur d’un feu de bourgeons de cèdre, l’Evangéliste aperçoit une figure d’une grâce tellement éthérée qu’elle semble surnaturelle. Ce n’est pourtant qu’une femme, et là, dans ce coin solitaire, on devine ce qu’elle attend. « Pauvre fleur flétrie, gémit l’Evangéliste, est-ce donc pour offenser ainsi le Saint-Esprit que tu as été si divinement douée de beauté ? — La femme, toute tremblante, dit : Rabbi, que faire ? tout le monde m’a abandonnée. — Ecoute, dit le prophète, je suis l’envoyé de Celui que tu ne connais pas, de Celui qui a fait le Liban et les cèdres du Liban, et la lumière et les ténèbres, et la mer et les cieux, et l’armée des étoiles. Demande ce que tu voudras, et par moi tu l’obtiendras de Dieu. — Et la fille du Liban, tombant à genoux et joignant les mains, s’écria : « Seigneur, ramène-moi dans la maison de mon père. — Ma fille, ta prière a été entendue dans le ciel. Le soleil ne se couchera pas pour la trentième fois derrière le Liban avant que je t’aie ramenée dans la maison de ton père. »

Elle resta dès lors sous la garde de l’Evangéliste, qui l’instruisit

  1. The Daughter of Lebanon. Quincey a réuni ce fragment aux Confessions.