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homme ; personne ne vous comprend ! » Les hôtes étaient perdus quand la cuisinière le prenait en affection. Quelqu’un avait prié un gourmet à dîner. On servit des tripes et du flan ; c’était Quincey qui avait changé le menu à cause « de l’état de son estomac, source perpétuelle d’affliction pour lui. » On eut de la peine à apaiser l’invité[1]. »

Malgré toutes ces choses, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de raconter, il n’aurait tenu qu’à lui de passer sa vie entière chez l’un ou chez l’autre. Il était de ceux qui gagnent les cœurs par un charme indéfinissable : « Jamais homme plus aimable, jamais homme doué d’autant de séduction n’a foulé cette terre. Le voir et le connaître, c’était l’aimer et le vénérer. Humble au point où cela devient un défaut, simple comme un enfant, chacun de ses actes, chacune de ses paroles respirait néanmoins la noblesse et accusait une nature raffinée[2]. »

Les siens l’adoraient tout les premiers. Dieu sait pourtant s’il avait été un bon père de famille ! Sa femme était morte jeune, de misère et de souci. Ses enfans s’étaient élevés tout seuls. Ce n’était pas faute de tendresse de sa part ; c’était l’opium et son cortège d’infirmités mentales. La perte de trois de ses fils l’affecta profondément sans rien changer à son train de vie. Il eut sa dernière grande rechute après la mort de l’un d’eux, en 1842. Il était remonté à cinq mille gouttes de laudanum par jour, avec quelles conséquences, ses lettres et son Journal manuscrit nous l’apprennent : « (1844)… Dès qu’il s’agit de composer, de suivre et de développer une idée, je ne me rends que trop bien compte à quel point l’intelligence est atteinte par ma condition morbide. Cette ruine m’aide avoir clair dans l’état où était Coleridge sur la fin de sa vie. J’ai compris son chaos par les ténèbres du mien, et tous deux étaient l’œuvre du laudanum… On peut encore créer des fragmens isolés, mais il manque le lien, la vie, le principe qui relie les diverses parties à un point central. Une incohérence sans bornes, une impossibilité lugubre de se rattacher à une idée dominante : tel est l’incube hideux qui pèse continuellement sur mon esprit. »

Avec la difficulté du travail était revenue la répulsion nerveuse pour la page commencée : « Ce que j’écris m’inspire tout à coup une sombre et frénétique horreur. Il n’y a pas de termes pour rendre l’ouragan subit de révélations effroyables qui s’abat sur moi, du fond d’une éternité qui n’est plus à venir, mais passée et irrévocable. Il me semble que ce que j’écrivais est enveloppé

  1. J. G. Bertram, Some Memoirs of Books, Authors and Events.
  2. Recollections of the Glasgow Period, par Colin Rae-Brown.