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La médecine a constaté que les morphinomanes ont le « caractère versatile » et changent d’humeur, d’idée, selon qu’ils sont plus ou moins sous l’action du poison. Le même individu passe en quelques minutes de la tristesse à la gaieté, du plus sombre mutisme à une animation turbulente : une piqûre a fait le miracle. En étudiant Quincey et ses aveux perspicaces, il semble — je le dis timidement — qu’en dehors des causes intermittentes de « versatilité » dues aux alternances d’ivresse et d’état de besoin, on sente chez lui, à partir d’une certaine époque, une cause profonde et constante, agissant uniformément, de ce décousu extraordinaire de la pensée. Les solutions de continuité qui m’ont fait comparer son intelligence à une passoire n’étaient plus des accidens passagers. Il y avait désormais en lui un je ne sais quoi[1] qui les perpétuait, et produisait un émiettement général des idées aussi bien que des impulsions.

On ne peut que présumer ce qu’aurait été Quincey écrivain, dans d’autres circonstances, et en possession de tous ses moyens. On est réduit à le conjecturer d’après les idées qu’il a semées à l’aventure, le plus souvent hors de leur place. C’est un travail de reconstitution analogue à ceux qu’essaient les architectes pour les ruines antiques, et assujetti aux mêmes chances d’erreur ; la faculté métaphysique, la plus haute qui ait été donnée à l’homme, et, jadis, la pierre d’angle des vastes ambitions de Quincey, était celle de toutes qui avait le plus souffert chez lui ; il n’en faut pas davantage pour changer la physionomie d’une intelligence au point de la rendre méconnaissable.

Les spéculations personnelles avaient cédé la place, dans son esprit débilité et rétréci, à de simples antipathies ou sympathies pour les spéculations des autres, qu’il jugeait maintenant par des raisons « morales », les argumens « intellectuels » lui paraissant offrir des dangers à un bon chrétien de sa sorte, anglican intransigeant par-dessus le marché. Il affichait une aversion un peu puérile pour les« démolisseurs » en philosophie, à moins qu’après avoir déblayé le terrain, ils ne se missent incontinent à reconstruire. Kant, son ancien maître tant admiré, tant respecté, était devenu de sa part l’objet de « l’une de ces haines comme on dit qu’en éprouvent les hommes à l’égard du sinistre enchanteur, de quelque nom qu’on le nomme, dont les séductions détestables les ont attirés dans un cercle d’influences malignes[2]. » Il l’accusait d’être de ces « démolisseurs » qui dévastent les âmes, et ajoutait :

  1. La paralysie de la volonté, me dit un médecin, car tout effort d’attention exige un effort de volonté. L’une meurt en même temps que l’autre.
  2. Œuvres complètes, German studies and Kant in particular (1836).