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avait d’autre part le désavantage d’être un écrivain besogneux, obligé de produire quand même et avec l’inquiétude lancinante des bouches à nourrir, lui qui n’avait jamais commandé à ses nerfs et que l’opium avait laissé sans aucune défense contre leurs caprices et leurs révoltes. Le souci des siens et la pression de la nécessité, qui grandissent et exaltent l’homme sain, écrasaient Thomas de Quincey. Tant qu’un homme est seul, disait-il, la misère n’est pas un mal. — « Lutter n’est pas souffrir… Ce sont la femme et les enfans, les biens les plus précieux de l’homme, qui lui créent par cela même les angoisses les plus mortelles, qui rembourrent son oreiller d’épines et sèment de chausse-trapes sa route quotidienne. Prenez le cas d’un homme de qui dépendent des êtres si chers, sans autre appui que lui. Supposez-le privé subitement de ses ressources. L’idée que, s’il ne réussit pas, c’est la ruine immédiate, paralyse toutes ses facultés, à commencer par l’esprit créateur, qui est un organe des plus délicats, surtout lorsqu’il est aux prises avec des sujets aussi fugaces que ceux qui relèvent de la sensibilité et de l’imagination. Ce sont des provinces de la littérature où le succès est toujours douteux, même dans les meilleures conditions. Le succès devient impossible, quelques dons que l’on possède, quand les facultés ne sont pas dans un état d’épanouissement ; et, dans le cas qui nous occupe, il faut conserver cet épanouissement alors que le plus effroyable des abîmes est béant sous vos pieds ; il faut que l’inspiration du poème ou du roman naisse des pleurs de petits enfans réclamant leur pain quotidien[1]. »

Raison de plus pour choisir un genre littéraire où l’on pût se passer d’imagination. L’œuvre de Thomas de Quincey est en harmonie avec les conditions physiologiques et morales qu’on vient de voir. On peut dire de lui comme de Hoffmann, que sa voie littéraire était tracée au moment où il se mit à écrire, et qu’il ne pouvait guère faire que ce qu’il a fait.


II

Sa première tentative pour se remettre au travail remonte à 1818. Il avait été nommé rédacteur en chef, aux appointemens d’une guinée par semaine, soit 1 300 francs par an, d’une feuille locale fondée par les tories pour combattre « parmi les agriculteurs les infâmes doctrines de Brougham. » Quincey était encore en plein dans les cauchemars de l’opium, et sa direction s’en

  1. Œuvres complètes : Oliver Goldsmith.