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il est hors de doute qu’il s’élèverait rapidement à une hauteur telle que la circulation américaine ne tarderait pas à être saturée d’argent : les électeurs les plus enthousiastes de Bryan refuseraient bientôt de régler leurs transactions quotidiennes au moyen de masses métalliques aussi encombrantes. Il ne faut pas oublier que le peuple américain est un des plus réfractaires à l’emploi du métal, et non pas seulement du métal blanc, mais même de son rival heureux, le métal jaune. Sauf en Californie, on voit fort peu d’or en circulation. Les habitans de l’Est et du Centre sont tellement habitués à se servir de papier, que beaucoup d’entre eux ignorent l’usage de l’or et considèrent avec surprise les pièces de ce métal qu’un étranger leur offre en paiement. L’existence de quantités considérables de billets de 1, 2, 3 et 5 dollars, a peu à peu habitué jusqu’aux ouvriers à ne se servir que de papier, pour tous les paiemens supérieurs à un dollar. Il est téméraire de penser qu’on forcera des populations qui ont de semblables habitudes à se charger de quantités importantes d’argent[1]. Celui-ci refluera donc vers les caisses publiques, à qui le public demandera des certificats de dépôt en échange des dollars déposés (silver-cortificates).

Mais le point capital de la question n’est pas là. La tendance manifeste du monde moderne est de se servir de moins en moins de métal effectif dans les transactions quotidiennes. Dès qu’il s’agit de sommes importantes, l’or lui-même devient encombrant, et c’est le billet représentatif des espèces qui est employé de préférence comme monnaie. Le billet à son tour, dans les affaires de banque et même entre particuliers, tend à céder la place au chèque et au mandat de virement, instrumens de paiement les plus perfectionnés que l’humanité connaisse à ce jour. S’il est hors de doute que les Etats-Unis n’emploieront pas beaucoup plus de dollars d’argent en nature qu’ils ne le font aujourd’hui, les argentistes répondent que le papier gagé par ces dollars sera aisément admis. Examinons donc comment ce dollar d’argent, sans nous occuper de savoir s’il circulera en nature ou sous forme de billets gagés par lui, se comporterait vis-à-vis des marchandises indigènes, et des marchandises et monnaies étrangères.

Le grand argument des argentistes est que la frappe d’une quantité considérable d’argent élèvera les prix de toute chose, que les produits agricoles en particulier reverront des cours bien supérieurs à la cote actuelle et qu’une prospérité générale

  1. En Russie cependant, où se poursuit une réforme monétaire dont l’un des objets est de substituer, dans les transactions journalières, les espèces métalliques aux billets d’un faible montant, le peuple accueille avec faveur les roubles d’argent. Il est vrai que cette pièce ne pèse pas beaucoup plus de la moitié d’un dollar, que la moujik russe est plus malléable que l’ouvrier américain, et enfin surtout que la quantité d’argent ainsi frappée est contenue dans des limites raisonnables.