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J’ai dit que son cerveau, avide de toute information, happait, au passage, tout ce qui pouvait le servir.

Pendant qu’il peignait son exode funèbre, M. S…, conservateur de la Bibliothèque de la Sorbonne, cachait à Sèvres une jaunisse. Géricault le rencontre : « O mon ami, que tu es beau !… » Et sans tenir compte de sa résistance, il l’entraîne, en fait son hôte.

« Tu seras bien mieux ici que sur les collines de Sèvres. » De nouveau il le contemple, saisit ses pinceaux, et le couche à la place d’honneur parmi les cadavres du radeau. (Raconté par M. Hachette.)

D’autres encore y étaient, de ceux qui, revenus de si loin, par miracle, n’ont revu la France que pour descendre avec elle au tombeau.

Le portrait, dans son ensemble, était si cruellement vrai que l’original refusa de se reconnaître et s’en détourna avec dégoût.

« Pourquoi tant de morts ; ne pouvait-il faire un naufrage plus gai ? »

Public léger ! qui ne vient chercher aux expositions que du plaisir, regarde en courant, n’approfondit rien… Il ne comprit pas davantage la signification du geste de celui qui survit seul au milieu de tous ces morts.

« Puisque rien n’apparaît sur mer, ni barque, ni vaisseau, à qui donc fait-il signe ? »

Pour tous, ce geste était l’image du désespoir. Eh bien, non !… Ce dernier qui ne peut mourir, c’est le siècle lui-même… Son geste, pour vous une énigme, fait appel à quelqu’un que lui voit : Ce quelqu’un, c’est l’avenir !

Il reste plein de promesses. Elles se révèlent au regard par la noblesse de ces hommes, tous morts pour la Patrie. C’est bien l’avènement du vrai peuple, calme dans sa force, simplement héroïque.

Avec de tels hommes (il en reste encore, Dieu merci, malgré l’effroyable hécatombe) un pays ne peut mourir.

Je sais bien que celui qui symbolise le siècle, la France, de sa main restée libre, se tâte le cœur, et semble craindre qu’il ne batte plus…

Cette crainte, c’est celle de l’artiste. Il l’a gagnée à manier tant de cadavres, à sentir passer et repasser tant de fois en lui le frisson de la mort.

Il en fût revenu.

« La mort, a dit Michel-Ange, est un baiser de Dieu. »

Pour cette âme vulnérable, la pire blessure, ce fut de voir, après les dérisions de la critique, son tableau lui revenir.

A son premier découragement, — 1817, — il s’était