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Disons, à l’honneur de David, que son jugement fut tout autre. Il a raconté lui-même son étonnement profond, lorsque, à côté du portrait de Marat que venait d’exposer Gros, son élève, il vit le Chasseur au Départ de Géricault. Admirable d’impartialité, David, sans hésitation, le proclama supérieur.

La loi des contrastes, qui oppose souvent à un maître timide un élève fougueux, est l’affirmation de la liberté chez les êtres puissans. Ils rompent avec les obstacles, s’affranchissent. Ainsi Géricault échappe à Guérin, Delacroix à Scheffer, Gros à David. Toutefois, celui-ci ne s’émancipe pas si complètement, qu’il ne rappelle dans telles de ses œuvres les défauts que j’ai reprochés à son maître, en parlant du portrait de Marat.

Je ne citerai à l’appui qu’un dessin de Gros qui est au Louvre, et qui représente l’empereur sortant de Moscou en flammes.

Eh bien ! tout y est mol, vague, faible, comme dans tel roman historique. Rien n’est caractérisé d’un trait spécifique. Le Kremlin n’est pas un Kremlin ; on le cherche, on voudrait revoir, en ce jour de fatalité, la sublimité fantasque et terrible de ses minarets barbares, de ses kiosques de pierre, cette Asie pétrifiée qui nous a fait frissonner tous, devant le panorama de Moscou.

Et l’empereur, non plus, n’est pas l’empereur, c’est un maigre Bonaparte, l’élève de Brienne, et non l’homme déjà fatigué, gras, blanc, d’une pâleur mate, qu’il était en 1812. Ce qui manque ici, je le répète, c’est la spécification, tel trait précis, vif et fort, par où l’objet sort du tableau, va prendre le spectateur, s’en empare, saisit son imagination, sa mémoire, pour toujours.

Mais ce qu’eut en propre Gros, ceci à l’inverse de David, ce fut, comme Géricault, de sentir la France. Pris par la réquisition, et retenu en Italie, à Gênes, au milieu des officiers de l’état-major, il ébauche quelques portraits qui attirent l’attention de Joséphine. Elle les signale à Bonaparte. Il est frappé de leur valeur, veut avoir aussi le sien, et se fait dessiner après Arcole.

Mais les fumées de la poudre bientôt enivrent l’artiste, et voilà le soldat passé peintre de batailles ! Par lui, nous avons nos batailles d’Orient. Les Pestiférés de Jaffa, son premier chef-d’œuvre, montre les malades étendus ou assis sur leur couche de douleur. Hâves, déjà avancés dans la mort, de tout leur corps s’exhale une terrible odeur de cadavre… Mais Bonaparte apparaît, et le miracle s’opère. Il suffit qu’il les touche, ils sont guéris !… C’est le demi-dieu, déjà guérissant la France. Ici, Gros, autant que les malades, a subi la fascination du magicien.

Sa Bataille d’Eylau est autre chose. Rien de plus funèbre. On se rappelle qu’en voyant devant lui, — autant que pouvait s’étendre le regard, — la neige rouge de sang, et, sur cet immense