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et méprisante, ayant enfin compris son erreur, s’exprimait ainsi : « Il faut servir les pauvres pauvrement, selon le mot de Pascal. Il faut entrer dans leur âme de pauvres, ne point les mépriser pour un abaissement et une diminution d’âme où nous aurions pu être réduits, nous aussi, si nous avions été accablés par les mêmes nécessités ; les aimer du moins pour leur résignation, eux qui sont le nombre et dont les colères unies balayeraient les riches comme des fétus de paille ; et rechercher enfin s’il ne subsiste pas chez eux quelque vestige de noblesse et de dignité. Et il faut les servir humblement ; il faut, de même qu’on se résigne à ses propres souffrances, se résigner à la misère des autres en tant qu’elle offense nos délicatesses ; il faut, tout en les soulageant, ne point se révolter contre cette misère, mais l’accepter comme on accepte les mystérieux desseins de Celui qui connaît seul la raison des choses. Car le but de l’univers, ce n’est point la production de la beauté plastique, mais de la bonté. »

Ceci, il est vrai, sent un peu le mysticisme chrétien. Je tiens pour bonne, comme tout le monde, la conclusion plus… laïque de M. Brieux… Et je lui dirai que son idée a reçu un commencement d’exécution. A Londres, et déjà, m’a-t-on assuré, à Paris même, de belles dames ont voulu vivre familièrement et de plain-pied avec les femmes et les filles des quartiers pauvres. Elles ont un bâtiment, une sorte de club modeste, où elles conversent avec elles, où elles leur offrent du thé et des gâteaux et où elles se rendent en toilettes élégantes pour leur montrer qu’elles ne se forcent ni ne se contraignent, et qu’elles viennent bien réellement en amies. Chaque belle dame a sa faubourienne avec qui elle jabote comme on fait entre femmes, et dont elle reçoit les confidences, et à qui elle fait les siennes, et qu’elle appelle par son petit nom. Et je suis sûr que des personnes excellentes apportent à cette œuvre une touchante bonne foi : mais, pour quelques-unes qui goûtent dans une réunion la joie pure de se « simplifier », combien de perruches curieuses, j’en ai peur, qui ne cherchent que le plaisir de s’encanailler, de se faire tutoyer par quelque jeune lazariste, et qui vont là comme elles allaient chez Bruant ou comme elles iraient au Moulin-Rouge ! Et les filles de Popincourt, dans quel esprit viennent-elles à ces assemblées, et quelles remarques échangent-elles en en sortant ?…

Ah ! qu’il est difficile, premièrement, de faire la charité autant qu’on le doit, et secondement de la faire comme on le doit et d’une manière efficace. Ou plutôt ce serait bien simple, et cela est enseigné dans l’Évangile. Il est seulement fâcheux que, outre l’égoïsme infus dans l’homme avec la vie, les conditions économiques des vastes sociétés modernes et le mur qu’elles dressent partout entre les riches et les pauvres, rendent impossible la pratique de l’Évangile total. Pour qu’il n’y eût plus de misère, il faudrait que tous les hommes fussent très bons ; il faudrait, dis-je, et qu’ils le fussent tous, et que tous le fussent