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de l’inventer. Restait donc à nous dérouler une série de tableaux grouillans et colorés, et c’est où M. Bergerat a réussi quatre ou cinq fois sur sept, ce qui est une jolie proportion. J’aurais aimé, pour ma part, qu’il prit encore moins au sérieux l’intrigue négligeable et qu’il multipliât ces tableaux. Un quart d’heure passé au cabaret de la Pomme de Pin, rendez-vous de ruffians, de spadassins, de filles, de poètes bohèmes, d’anciens mercenaires de la guerre de Trente ans, m’eût fait un vif plaisir ; j’aurais assisté volontiers au conciliabule de ces excellens La Râpée, Tordgueule, Piedgris et Bringuenallerie ; et, bien que cela fût tout à fait étranger à l’« action » (mais qui s’en serait soucié ? ), je n’eusse point reculé devant l’exécution du bandit Argostin et le coup de poignard charitable de Chiquita, aperçus de quelque angle de la place de Grève et commentés par le populaire…

Mais j’ajoute que la comédie de M. Bergerat est un des plus surprenans morceaux de vers funambulesques que nous ayons. Ces vers ont pu gêner le public et l’empêcher d’entendre la pièce ; mais j’avoue qu’ils m’ont ravi. Et la couleur en est bien du « Louis XIII » exaspéré. Ils m’ont rendu aisément présente, par leur son même et par tout ce qu’ils me rappelaient ou suggéraient, cette merveilleuse époque, la plus folle, je crois, de notre littérature, la plus anarchique, celle où triomphe le plus hautement, et même dans les choses de la morale, la fantaisie individuelle, et ce que Nisard appelait le « sens propre », l’époque du « précieux » et du « burlesque », renchérie et brutale, d’une sève incroyable, éperdument idéaliste et lourdement réaliste, bizarre, excentrique, excessive, bourbeuse, fumeuse, désordonnée, et telle que notre âge romantique, qui lui ressemble pourtant à quelques égards, paraît auprès d’elle un âge de sagesse, de modération et de bonne discipline.

Don Carlos n’a pas manqué non plus d’intérêt. Car l’intrigue en peut être obscure et ennuyeuse : mais ces trois entités, Philippe II, le Grand Inquisiteur et le marquis de Posa, — la Royauté, l’Église et la Révolution, — y ont une indéniable grandeur. Ce qui enfle et soulève les discours du marquis de Posa, c’est l’esprit même de la Révolution dans ce qu’il a de meilleur et de plus pur ; et c’est cet esprit tout neuf encore, et tout proche des sources. Des idées éternelles et d’une simplicité auguste sont exprimées dans ce drame avec enthousiasme et magnificence. Cela suffit. Nous avons beau, quelquefois, et par mauvaise humeur contre le temps présent, douter avec affectation de la bonté de la Révolution française, tout de même nous ne sommes jamais bien sûrs de n’être pas ses obligés ; et, quand son âme nous parle assez fort pour nous faire oublier les regrettables contingences qui gâtèrent et continuent de gâter son œuvre, de nouveau nous nous reconnaissons ses fils. Puis, Don Carlos, drame de Schiller, citoyen de la République française, c’est l’Allemagne d’autrefois, généreuse, idéaliste,